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Enfin, comme onze heures sonnaient, il partit.

Les landes de la Rèche étant situées de l’autre côté de l’Oiselle, Maurice dut gagner, pour traverser la rivière, un endroit où il y avait un bac, à une portée de fusil d’Escorval. Quand il arriva au bord de l’eau, il y trouva six ou sept paysans, hommes et femmes, qui attendaient le passeur.

Ces gens ne remarquèrent pas Maurice. Ils causaient; il écouta.

– Pour vrai, c’est vrai, disait un gros garçon à l’air réjoui, et moi qui vous parle, je l’ai entendu de la propre bouche de Chanlouineau, hier soir… Il ne se tenait pas de joie… «Je vous invite tous à la noce! criait-il, j’épouse la fille de M. Lacheneur, c’est décidé.»

Cette stupéfiante nouvelle atteignait Maurice comme un coup de bâton sur la tête. Sa stupeur fut telle, qu’il perdit jusqu’à la faculté de réfléchir.

– Du reste, poursuivait le gros garçon, il y a assez longtemps qu’il en était amoureux… c’est connu. Il fallait voir ses yeux, quand il la rencontrait… des brasiers, quoi!… Il en maigrissait. Tant que le père a été dans les grandeurs, il n’a rien osé dire… dès qu’il l’a su tombé, il s’est déclaré et on a topé.

– Mauvaise affaire pour lui, hasarda un petit vieux.

– Tiens!… pourquoi donc?

– S’il est ruiné, comme on dit…

Les autres éclatèrent de rire.

– Ruiné!… M. Lacheneur! disaient-ils tous à la fois, quelle farce… Il a beau faire le pauvre, il est encore plus riche que nous tous… On sait ce qu’on sait… Le croyez-vous donc assez bête pour n’avoir rien mis de côté, en vingt ans!… Il en a placé, allez, de cet argent; pas en terres, parce que ça se voit, mais autrement… Même il parait qu’il volait M. le duc de Sairmeuse comme il n’est pas possible…

– Vous mentez!… interrompit Maurice indigné, M. Lacheneur quitte Sairmeuse aussi pauvre qu’il y était entré.

En reconnaissant le fils de M. d’Escorval, les paysans étaient devenus fort penauds. Mais lui, en intervenant, s’était enlevé tout moyen de se renseigner. Il questionna, on ne lui dit que des niaiseries, des choses vagues. Le paysan interrogé ne répond jamais que ce qu’il pense devoir être agréable à qui l’interroge; il a peur de se compromettre.

Ce fut une raison pour Maurice de hâter sa course quand il eut traversé l’Oiselle.

– Marie-Anne épouser Chanlouineau! répétait-il, c’est impossible! c’est impossible!…

IX

Les landes de la Rèche, où Marie-Anne avait promis à Maurice de le rejoindre, doivent leur nom à la nature de leur sol âpre et rebelle.

La nature y semble maudite, rien n’y vient. La boue s’y détrempe contre les cailloux, le sable y défie les fumures. Si bien que la patience opiniâtre des paysans s’y est émoussée comme le fer des outils.

Quelques chênes rabougris s’élevant de place en place au-dessus des genêts et des ajoncs maigres attestent les tentatives de culture.

Mais le bois qui est au bas de la lande prospère. Les sapins y poussent droits et forts. Les eaux de l’hiver ont charrié dans quelques replis de terrain assez d’humus pour donner la vie à des clématites sauvages et à des chèvrefeuilles dont les spirales s’accrochent aux branches voisines.

En arrivant à ce bois, Maurice consulta sa montre. Elle marquait midi. Il s’était cru en retard et il était en avance de plus d’une heure.

Il s’assit sur un quartier de roche d’où il découvrait toute la lande, et il attendit.

Le temps était magnifique, l’air enflammé. Le soleil d’août dans toute sa force échauffait le sable et grillait les herbes rares des dernières pluies.

Le calme était profond, presque effrayant. Pas un bruit dans la campagne, pas un bourdonnement d’insecte, pas un frémissement de brise dans les arbres. Tout dormait. Et si loin que portât le regard, rien ne rappelait la vie, le mouvement, les hommes.

Cette paix de la nature, qui contrastait si vivement avec le tumulte de son cœur, devait être un bienfait pour Maurice. Ces moments de solitude lui permettaient de se remettre, de rassembler ses idées, plus éparpillées au souffle de la passion que les feuilles jaunies à la bise de novembre.

Avec le malheur, l’expérience lui venait vite, et cette science cruelle de la vie qui apprend à se tenir en garde contre les illusions.

Ce n’est que depuis qu’il avait entendu causer les paysans qu’il comprenait bien l’horreur de la situation de M. Lacheneur. Précipité brusquement des hauteurs sociales qu’il avait atteintes, il ne trouvait en bas que haines, défiances et mépris. Des deux côtés on le repoussait et on le reniait. Traître, disaient les uns, voleur, criaient les autres. Il n’avait plus de condition sociale. Il était l’homme tombé, celui qui a été et qui n’est plus…

Un tel excès de misère impatiemment supporté ne suffit-il pas à expliquer les plus étranges déterminations et les plus désespérées?…

Cette réflexion faisait frémir Maurice. Rapprochant des cancans des paysans des paroles prononcées la veille à Escorval par M. Lacheneur, il arrivait à cette conclusion que peut-être cette nouvelle du mariage de Marie-Anne et de Chanlouineau n’était pas si absurde qu’il l’avait jugée tout d’abord.

Cependant, pourquoi M. Lacheneur donnerait-il sa fille à un paysan sans éducation?… Par calcul? Non, puisqu’il repoussait une alliance dont-il eût été fier au temps de sa prospérité. Par amour-propre alors?… Peut-être ne voulait-il pas qu’il fût dit qu’il dût quelque chose à un gendre…

Maurice épuisait tout ce qu’il avait de pénétration à chercher le mot de cette énigme, quand enfin, au haut du sentier qui traverse la lande, une femme apparut: Marie-Anne.

Il se dressa, mais craignant quelque regard indiscret, il n’osa quitter l’ombre des arbres.

Marie-Anne devait avoir quelque frayeur pareille, elle courait en jetant de tous côtés des regards inquiets. Maurice remarqua, non sans surprise, qu’elle était tête nue, et qu’elle n’avait sur les épaules ni châle ni écharpe.

Enfin, elle atteignit le bois, il se précipita au-devant d’elle, et lui prit la main qu’il porta à ses lèvres.

Mais cette main qu’elle lui avait tant de fois abandonnée, elle la retira doucement avec un geste si triste qu’il eût bien dû comprendre qu’il n’était plus d’espoir.

– Je viens, Maurice, commença-t-elle, parce que je n’ai pu soutenir l’idée de votre inquiétude… Je trahis en ce moment la confiance de mon père… il a été obligé de sortir, je me suis échappée… Et cependant je lui ai juré, il n’y a pas deux heures, que je ne vous reverrais jamais… Vous l’entendez: jamais.

Elle parlait vite, d’une voix brève, et Maurice était confondu de la fermeté de son accent.

Moins ému, il eût vu combien d’efforts ce calme apparent coûtait à cette jeune fille si vaillante. Il l’eût vu, à sa pâleur, à la contraction de sa bouche, à la rougeur de ses paupières qu’elle avait vainement baignées d’eau fraîche, et qui trahissait les larmes de la nuit.