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– Oui, jolie comme un cœur, poursuivit le duc, mais cent mille livres… jarnibieu!… c’est une somme cela!… Enfin, si vous y tenez…

C’est muni de cette autorisation que deux heures plus tard Martial se mit en route, armé d’un fusil qu’il avait trouvé dans une des salles du château, pour le cas où il ferait lever quelque lièvre.

Le premier paysan qu’il rencontra lui indiqua le chemin de la masure qu’habitait désormais M. Lacheneur…

– Remontez la rivière, lui dit cet homme, et quand vous verrez un bois de sapins sur votre gauche, traversez-le…

Martial traversait ce bois, quand il entendit un bruit de voix. Il s’approcha, reconnut Marie-Anne et Maurice d’Escorval, et obéissant à une inspiration de colère, il s’arrêta, laissant tomber lourdement à terre la crosse de son fusil.

XI

Aux heures décisives de la vie, quand l’avenir tout entier dépend d’une parole ou d’un geste, vingt inspirations contradictoires peuvent traverser l’esprit dans l’espace de temps que brille un éclair.

À la brusque apparition du jeune marquis de Sairmeuse, la première idée de Maurice d’Escorval fut celle-ci:

– Depuis combien de temps est-il là? Nous épiait-il, nous a-t-il écoutés, qu’a-t-il entendu?…

Son premier mouvement fut de se précipiter sur cet ennemi, de le frapper au visage, de le contraindre à une lutte corps à corps.

La pensée de Marie-Anne l’arrêta.

Il entrevit les résultats possibles, probables même, d’une querelle née de pareilles circonstances. Une rixe, quelle qu’en fût l’issue, perdait de réputation cette jeune fille si pure. Martial parlerait et la campagne est impitoyable. Il vit cette femme tant aimée devenant, par son fait, la fable du pays, montrée au doigt… et il eut assez de puissance sur soi pour maîtriser sa colère.

Tout cela ne dura pas la moitié d’une seconde.

Il toucha légèrement le bord de son chapeau, et faisant un pas vers Martial:

– Vous êtes étranger, monsieur, lui dit-il, d’une voix affreusement altérée, et vous cherchez sans doute votre chemin…

L’expression trahissait ses sages intentions. Un «passez votre chemin» bien sec eût été moins blessant. Il oubliait que ce nom d’étranger était la plus sanglante injure qu’on jetait alors à la face des anciens émigrés revenus avec les armées alliées.

Cependant le jeune marquis de Sairmeuse ne quitta pas sa pose insolemment nonchalante.

Il toucha du bout du doigt la visière de sa casquette de chasse et répondit:

– C’est vrai… je me suis égaré.

Si troublée, si défaillante que fût Marie-Anne, elle comprenait bien que sa présence seule contenait la haine de ces deux jeunes gens. Leur attitude, la façon dont ils se mesuraient du regard ne pouvaient laisser l’ombre d’un doute. Si l’un restait ramassé sur lui-même, comme pour bondir en avant, l’autre serrait le double canon de son fusil, tout prêt à se défendre…

Le silence de près d’une minute qui suivit, fut menaçant comme ce calme profond qui précède l’orage… Martial à la fin le rompit:

– Les indications des paysans ne brillent pas précisément par leur netteté, reprit-il d’un ton léger, voici plus d’une heure que je cherche la maison où s’est retiré M. Lacheneur…

– Ah!…

– Je lui suis envoyé par M. le duc de Sairmeuse, mon père.

D’après ce qu’il savait, Maurice crut deviner qu’il s’agissait de quelque réclamation de ces gens si étrangement rapaces.

– Je pensais, fit-il, que toutes relations entre M. Lacheneur et M. de Sairmeuse avaient été rompues hier soir chez M. l’abbé Midon…

Ceci fut dit du ton le plus provoquant, mais Martial ne sourcilla pas. Il venait de se jurer qu’il resterait calme quand même, et il était de force à se tenir parole.

– Si ces relations, ce qu’à Dieu ne plaise! prononça-t-il, sont jamais rompues, croyez, monsieur d’Escorval, qu’il n’y aura pas de notre faute…

– Ce n’est pas ce qu’on prétend.

– Qui, on…?

– Tout le pays.

– Ah!… Et que dit-il?…

– La vérité… Il est de ces offenses qu’un homme d’honneur ne saurait oublier ni pardonner.

Le jeune marquis de Sairmeuse branla la tête d’un air grave.

– Vous êtes prompt à vous prononcer, monsieur, dit-il froidement. Permettez-moi d’espérer que M. Lacheneur sera moins sévère que vous, et que son ressentiment, – juste, j’en conviens – tombera devant… – il hésitait – devant des explications loyales.

Une pareille phrase dans la bouche de ce jeune homme si fier, était-ce possible!…

Martial profita de l’effet produit pour s’avancer vers Marie-Anne et s’adresser uniquement à elle, paraissant désormais compter Maurice pour rien.

– Car il y a eu malentendu, mademoiselle, reprit-il, n’en doutez pas… Les Sairmeuse ne sont pas ingrats… À qui fera-t-on entendre que nous ayons pu offenser volontairement un… ami dévoué de notre famille, et cela au moment même où il nous rendait le plus signalé service! Un gentilhomme tel que mon père et un héros de probité tel que le vôtre sont faits pour s’estimer. J’avoue que, dans la scène d’hier, M. de Sairmeuse n’a pas eu le beau rôle, mais ma démarche d’aujourd’hui prouve ses regrets…

Certes, ce n’était plus là le ton cavalier qu’avait pris Martial quand, pour la première fois, il avait abordé Marie-Anne sur la place de l’église.

Il s’était découvert, il restait à demi-incliné, et il s’exprimait d’un ton de respect profond, comme s’il eût eu devant lui une fière duchesse, et non l’humble fille de ce «maraud» de Lacheneur.

Était-ce simplement une manœuvre de roué? Subissait-il, sans trop s’en rendre compte, l’ascendant de cette jeune fille si étrange?… C’était l’un et l’autre. Mais il lui eût été difficile de dire où cessait le voulu et où commençait l’involontaire.

Cependant il continuait:

– Mon père est un vieillard qui a cruellement souffert… L’exil, loin de la France, est lourd à porter!… Mais si les chagrins et les déceptions ont aigri son caractère, ils n’ont pas changé son cœur. Ses dehors impérieux, hautains, souvent âpres, cachent une bonté que j’ai vue souvent dégénérer en faiblesse. Et, pourquoi ne pas l’avouer? le duc de Sairmeuse, sous ses cheveux blancs, garde les illusions d’un enfant… Il se refuse à reconnaître que le monde a marché depuis vingt ans… On l’a abusé par des rodomontades ridicules… Enfin, nous étions encore à Montaignac que déjà les ennemis de M. Lacheneur avaient trouvé le secret d’indisposer mon père contre lui…

On eût juré qu’il disait la vérité, tant sa voix était persuasive, tant l’expression de son visage, son regard, son geste, étaient d’accord avec ses paroles.