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Il s’arrêta, hésita une seconde et ajouta:

– J’ai été jusqu’à dire tout haut, dans un cabaret où il y avait bien quinze personnes, que jamais je ne mettrais les pieds dans une maison qui t’avait été donnée par Chanlouineau, parce que…

– Jean!… malheureux! tu as dit cela, toi, mon frère!…

– Je l’ai dit. Il faut qu’on nous sache mortellement brouillés, pour que jamais, quoi que je fasse, on ne vous accuse de complicité, toi ou Maurice d’Escorval.

Marie-Anne était comme pétrifiée.

– Il est fou!… murmura-t-elle.

– En ai-je véritablement l’air?…

Elle secoua la stupeur qui la paralysait, et saisissant les poignets de son frère qu’elle serrait à les briser:

– Que veux-tu faire?… répéta-t-elle. Que veux-tu donc faire?…

– Rien!… laisse-moi, tu me fais mal.

– Jean!…

– Ah! laisse-moi! fit-il en se dégageant.

Un pressentiment horrible, douloureux comme une blessure, traversa l’esprit de Marie-Anne…

Elle recula, et avec un accent prophétique:

– Prends garde, prononça-t-elle, prends bien garde, mon frère!… C’est attirer le malheur sur soi que d’empiéter sur la justice de Dieu!

Mais rien, désormais, ne pouvait émouvoir ou seulement toucher Jean Lacheneur. Il eut un éclat de rire strident, et faisant sonner de la paume de la main la batterie de son fusil:

– Voici ma justice, à moi!… s’écria-t-il.

Accablée de douleur, Marie-Anne s’affaissa sur une chaise.

Elle reconnaissait en son frère, cette idée fixe, fatale, qui un jour s’était emparée du cerveau de leur père, à laquelle il avait tout sacrifié, famille, amis, fortune, le présent et l’avenir, l’honneur même de sa fille, qui avait fait verser des flots de sang, qui avait coûté la vie à des innocents, et qui enfin l’avait conduit lui-même à l’échafaud.

– Jean, murmura-t-elle, souviens-toi de notre père.

Le fils de Lacheneur devint livide, ses poings se crispèrent, mais il eut la force de refouler sa colère près d’éclater.

Il s’avança vers sa sœur, et froidement, d’un ton posé, qui ajoutait à l’effroyable violence de ses menaces:

– C’est parce que je me souviens du père, dit-il, que justice sera faite. Ah! les coquins n’auraient pas tant d’audace, si tous les fils avaient ma résolution. Un scélérat hésiterait à s’attaquer à un homme de bien, s’il avait à se dire: «Je puis frapper cet honnête homme, mais j’aurai ensuite à compter avec ses enfants. Ils s’acharneront après moi et après les miens, et ils nous poursuivront sans paix ni trêve, sans cesse, partout, impitoyablement. Leur haine, toujours armée et éveillée, nous escortera, nous entourera, ce sera une guerre de sauvages, implacable, sans merci. Je ne sortirai plus sans craindre un coup de fusil, je ne porterai plus une bouchée de pain à ma bouche sans redouter le poison… Et jusqu’à ce que nous ayons succombé tous, moi et les miens, nous aurons, rôdant autour de notre maison, guettant pour s’y glisser, une porte entrebâillée, la mort, le déshonneur, la ruine, l’infamie, la misère!…»

Il s’interrompit, riant d’un rire nerveux, et plus lentement encore:

– Voilà, poursuivit-il, ce que les Sairmeuse et les Courtomieu ont à attendre de moi.

Il n’y avait pas à se méprendre sur la portée des menaces de Jean Lacheneur.

Ce n’était pas là les vaines imprécations de la colère. Son air grave, son ton posé, son geste automatique, trahissaient une de ces rages froides qui durent la vie d’un homme.

Lui-même prit soin de le faire bien entendre, car il ajouta entre ses dents:

– Sans doute, les Sairmeuse et les Courtomieu sont bien haut et moi je suis bien bas; mais quand le ver blanc, qui est gros comme mon pouce, se met aux racines d’un chêne l’arbre immense meurt…

Marie-Anne ne comprenait que trop l’inanité de ses larmes et de ses prières…

Et cependant elle ne pouvait pas, elle ne devait pas laisser son frère s’éloigner ainsi.

Elle se laissa glisser à genoux, et les mains jointes, d’une voix suppliante:

– Jean, dit-elle, je t’en conjure, renonce à tes projets impies… Au nom de notre mère, reviens à toi; ce sont des crimes que tu médites!…

Il l’écrasa d’un regard plein de mépris pour ce qu’il jugeait une faiblesse indigne; mais, presqu’aussitôt, haussant les épaules:

– Laissons cela, fit-il, j’ai eu tort de te confier mes espérances… Ne me fais pas regretter d’être venu!…

Alors Marie-Anne essaya autre chose, elle se redressa, contraignant ses lèvres à sourire, et, comme si rien ne se fût passé, elle pria Jean de lui donner au moins la soirée et de partager son modeste souper.

– Reste, lui disait-elle, qu’est-ce que cela peut te faire?… rien, n’est-ce pas? Tu me rendras si heureuse! Puisque c’est la dernière fois que nous nous voyons d’ici des années, accorde-moi quelques heures, tu seras libre après. Il y a si longtemps que nous ne nous sommes vus, j’ai tant souffert, j’ai tant de choses à te dire! Jean, mon frère aîné, ne m’aimes-tu donc plus!…

Il eût fallu être de bronze pour rester insensible à de telles prières; le cœur de Jean Lacheneur se gonflait d’attendrissement; ses traits contractés se détendaient, une larme tremblait entre ses cils…

Cette larme, Marie-Anne la vit, elle crut qu’elle l’emportait, et battant des mains:

– Ah!… tu restes, s’écria-t-elle, tu restes, c’est dit!…

Non. Jean se roidit, en un effort suprême, contre l’émotion qui le pénétrait, et d’une voix rauque:

– Impossible, répéta-t-il, impossible.

Puis, comme sa sœur s’attachait à lui, comme elle le retenait par ses vêtements, il l’attira entre ses bras et la serrant contre sa poitrine:

– Pauvre sœur, prononça-t-il, pauvre Marie-Anne, tu ne sauras jamais tout ce qu’il m’en coûte de te refuser, de me séparer de toi… Mais il le faut. Déjà, en venant ici, j’ai commis une imprudence. C’est que tu ne peux savoir à quels périls tu serais exposée si on soupçonnait une entente entre nous. Je veux le calme et le bonheur, pour Maurice et pour toi, vous mêler à mes luttes enragées serait un crime. Quand vous serez mariés, pensez à moi quelquefois, mais ne cherchez pas à me revoir, ni même à savoir ce que je deviens. Un homme comme moi rompt avec la famille, il combat, triomphe ou périt seul.

Il embrassait Marie-Anne avec une sorte d’égarement, et comme elle se débattait, comme elle ne le lâchait toujours pas, il la souleva, la porta jusqu’à une chaise et brusquement s’arracha à ses étreintes.