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– Comme celles de tous les paysans d’ici.

Personne, assurément, ne soupçonnait l’existence de cette chambre magnifique du premier étage, que Chanlouineau, dans sa folie, destinait à Marie-Anne. Jamais il n’en avait parlé, même il avait pris les plus grandes précautions pour qu’on ne vît pas apporter les meubles.

– Combien de portes à la maison? poursuivit madame Blanche.

– Trois: une sur le jardin, une sur le verger; la troisième communique avec l’écurie. L’escalier qui mène au premier étage se trouve dans la pièce du milieu.

– Et Marie-Anne est seule à la Borderie?…

– Toute seule pour le moment. Mais je suppose que son brigand de frère ne tardera pas à aller demeurer avec elle…

Au lieu de répondre, Mme Blanche s’absorba dans une sorte de rêverie si profonde et si prolongée, que le vieux maraudeur, à la fin, s’en impatienta.

Il osa lui toucher le bras, et de cette voix étouffée de complices méditant un mauvais coup:

– Eh bien! fit-il, que décidons-nous?…

La jeune femme tressaillit et frissonna, comme le malade qui tout à coup, dans l’engourdissement de la douleur, entend le cliquetis des terribles instruments du chirurgien…

– Mon parti n’est pas encore pris, répondit-elle, je réfléchirai, je verrai…

Et remarquant la mine décontenancée du vieux maraudeur:

– Je ne veux pas m’aventurer à la légère, ajouta-t-elle vivement. Ne perdez plus Martial de vue… S’il va à la Borderie, et il ira, j’en dois être informée… S’il écrit, et il écrira, tâchez de vous procurer une de ses lettres… Désormais je veux vous voir tous les deux jours… Ne vous endormez pas!… Songez à gagner la bonne place que je vous réserve à Courtomieu… Allez!…

Il s’éloigna, sans souffler mot, mais aussi sans prendre la peine de dissimuler son désappointement et son mécontentement.

– Fiez-vous donc à toutes ces mijaurées! grommela-t-il. Celle-là jetait les hauts cris, elle voulait tout tuer, tout brûler, tout détruire, elle ne demandait qu’une occasion… L’occasion se présente, le cœur lui manque, elle recule… elle a peur!…

Le vieux maraudeur jugeait mal Mme Blanche.

Le mouvement d’horreur qu’elle venait de laisser voir était une instinctive révolte de la chair et non pas une défaillance de son inflexible volonté.

Ses réflexions n’étaient pas de nature à désarmer sa haine.

Quoi que lui eût dit Chupin, lequel, avec tout Sairmeuse, était persuadé que la fille à Lacheneur revenait du Piémont, Mme Blanche s’entêtait à considérer ce voyage comme une fable ridicule.

Dans son opinion, Marie-Anne sortait tout simplement de la retraite où Martial avait jugé prudent de la cacher jusqu’à ce jour.

Or, pourquoi cette brusque apparition?

La vindicative jeune femme était prête à jurer que c’était une insulte et une bravade à son adresse.

– Et je me résignerais!… s’écria-t-elle. Ah! j’arracherais mon cœur s’il était capable d’une si indigne lâcheté.

La voix de sa conscience ne domina jamais le tumulte de sa passion. Ses souffrances lui semblaient tout autoriser, et l’attentat de Jean Lacheneur lui paraissait justifier d’avance les pires représailles.

Elle ne reculait donc pas, mais une difficulté imprévue l’arrêtait:

Elle avait rêvé une de ces vengeances raffinées, telles qu’on en cite dans les histoires, elle voulait une de ces revanches éclatantes et soudaines, comme il s’en rencontre dans les romans, et elle ne trouvait au service de ses rancunes qu’un crime vulgaire, absolument indigne d’elle.

– Mieux vaut patienter encore, se disait-elle.

Et sa haine, alors, s’égarant en conceptions insensées, elle imaginait des combinaisons impossibles, ou rêvait des revirements inouïs…

Au surplus, elle était libre désormais de s’abandonner sans contrainte ni contrôle à toutes ses inspirations.

Il n’y avait plus de soins à donner au marquis de Courtomieu.

Aux crises violentes de la démence, aux frénésies de son premier délire, l’anéantissement avait succédé, puis peu après était venue la morne stupeur de l’idiotisme.

Puis, un matin, le médecin avait déclaré son malade guéri.

Guéri!… Le corps était sauf, en effet, mais la raison avait succombé.

Toute trace d’intelligence avait disparu de cette physionomie si mobile autrefois, et qui se prêtait si bien à toutes les transformations de l’hypocrisie la plus consommée.

Plus une étincelle dans l’œil, où jadis pétillaient l’esprit et la ruse. Les lèvres, naguère si fines, pendaient avec une désolante expression d’hébétement.

Et nul espoir de guérison.

Une seule et unique passion: la table, remplaçait toutes les passions qui avaient agité la vie de ce froid ambitieux.

Sobre autrefois, le marquis de Courtomieu mangeait maintenant avec la plus dégoûtante voracité. Chaque repas était une lutte où il fallait employer la force pour lui arracher les plats.

Il est vrai qu’il engraissait. Maigre au point d’être diaphane, disaient jadis ses amis, il prenait du ventre et ses joues se bouffissaient de mauvaise graisse.

Levé de grand matin, il errait, corps sans âme, dans le château ou aux environs, sans intentions, sans projet, sans but.

Conscience de soi, idée de dignité, notion du bien et du mal, pensée, mémoire, il avait tout perdu. L’instinct de la conservation même, le dernier qui meure en nous, l’abandonnait, il fallait le surveiller comme un enfant.

Souvent, lorsque le marquis vaguait dans les jardins immenses du château, Mme Blanche, accoudée à sa fenêtre, le suivait des yeux, le cœur serré par un mystérieux effroi.

Mais cet avertissement de la Providence, loin de la faire rentrer en soi-même, exaltait encore ses désirs et ses espérances de représailles.

– Qui ne préférerait la mort à cet épouvantable malheur!… murmurait-elle. Ah! Jean Lacheneur est plus cruellement vengé que si sa balle eût porté. C’est une vengeance comme celle-là que je veux, il me la faut, elle m’est due, je l’aurai!…

Ses indécisions ne l’empêchaient pas de voir Chupin tous les deux ou trois jours comme elle se l’était promis, tantôt seule, le plus souvent accompagnée de tante Médie qui faisait le guet.

Le vieux maraudeur venait exactement, encore qu’il commençât à avoir plein le dos de ce métier d’espion.

– C’est que je risque gros, moi, à ce jeu-là, grognait-il. J’espérais que Jean Lacheneur irait habiter la Borderie avec sa sœur; il y serait très bien… pas du tout! Le brigand continue à vagabonder son fusil sous le bras et à coucher à la belle étoile dans les bois. Quel gibier chasse-t-il? Le père Chupin naturellement. D’un autre côté, je sais que mon scélérat d’aubergiste de là-bas a abandonné son auberge et qu’il a disparu. Où est-il? Peut-être derrière un de ces arbres, en train de choisir l’endroit de ma peau où il va planter son couteau… On ne vit pas tranquille avec deux gredins comme ceux-là après ses chausses, et les promenades surtout ne valent rien…