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– Voici la chose, répondit-il. J’ai des ennemis, un surtout… bref, je ne me sens pas en sûreté dans ma masure; mes fils me cognent quand j’ai bu, pour me voler; ma femme est bien capable d’empoisonner mon vin; je tremble pour ma peau et pour mon argent… Cette existence ne peut durer. Promettez-moi un asile au château de Courtomieu après l’affaire, et je suis à vous… Chez vous, je serai gardé, et j’oserai boire à ma soif et autrement que d’un œil. Mais, entendons-nous, je ne veux pas être maltraité par les domestiques comme à Sairmeuse…

– Il sera fait ainsi que vous le désirez.

– Jurez-moi cela sur votre part de paradis.

– Je le jure!

Tel était l’accent de sincérité de la jeune femme, que Chupin en fut rassuré. Il se pencha vers elle, et d’une voix sourde:

– Maintenant, fit-il, contez-moi votre affaire.

Ses petits yeux étincelaient d’une infernale audace, ses lèvres minces se serraient sur ses dents aiguës, il s’attendait à quelque proposition de meurtre, et il était prêt.

Cela ressortait si clairement de son attitude, que Mme Blanche en frissonna.

– Véritablement, reprit-elle, ce que j’attends de vous n’est rien. Il ne s’agit que d’épier, de surveiller adroitement le marquis de Sairmeuse, Martial…

– Votre mari?

– Oui… mon mari. Je veux savoir ce qu’il devient, ce qu’il fait, où il va, quelles personnes il voit. Il me faut l’emploi de son temps, de tout son temps, minute par minute.

On eût dit, à voir la figure étonnée de Chupin, qu’il tombait des nues.

– Quoi!… bégaya-t-il, sérieusement, franchement, c’est tout ce que vous demandez?

– Pour l’instant, oui, mon plan n’est pas fait. Plus tard, selon ce que vous me rapporterez, j’agirai…

La jeune femme ne mentait qu’à demi.

Entre tous les projets de vengeance qui s’étaient présentés à son esprit, elle hésitait encore.

Ce qu’elle taisait, c’est qu’elle ne faisait épier Martial que pour arriver à Marie-Anne. Elle n’avait pas osé prononcer devant le traître le nom de la fille de Lacheneur. Ayant livré le père au bourreau, n’hésiterait-il pas à s’attaquer à la fille. Mme Blanche le craignait.

– Une fois qu’il sera engagé, pensait-elle, ce sera tout différent.

Cependant le vieux maraudeur était remis de sa surprise.

– Vous pouvez compter sur moi, dit-il, mais il me faut un peu de temps…

– Je le comprends… Nous sommes aujourd’hui samedi, jeudi saurez-vous quelque chose?…

– Dans cinq jours?… Oui, probablement.

– En ce cas, soyez ici jeudi; à cette heure-ci, vous m’y trouverez…

Un cri de tante Médie l’interrompit.

– Quelqu’un!… dit-elle à Chupin. Il ne faut pas qu’on nous voie ensemble, vite, sauvez-vous.

D’un bond, l’ancien braconnier franchit l’allée et disparut dans un taillis.

Il était temps, un domestique de Courtomieu venait d’arriver près de tante Médie, et Mme Blanche le voyait, de loin, parler avec une grande animation.

Rapidement elle s’avança.

– Ah! mada… c’est-à-dire mademoiselle, s’écria le domestique, voici plus de trois heures qu’on vous cherche partout… votre père, M. le marquis, mon Dieu! quel malheur!… on est allé quérir le médecin.

– Mon père est mort!…

– Non, mademoiselle, non, seulement… comment vous dire cela!… Quand M. le marquis est parti, ce matin, pour surveiller les façons de ses vignes, il était tout chose, n’est-ce pas, tout drôle… Eh bien!… quand il est revenu…

Du bout de l’index, tout en parlant, le domestique se touchait le front.

– Vous m’entendez bien, n’est-ce pas, quand il est rentré, la raison n’y était plus… partie… envolée!…

– Courons!… interrompit Mme Blanche.

Et sans attendre tante Médie terrifiée, elle s’élança dans la direction du château.

– M. le marquis? demanda-t-elle au premier valet qu’elle aperçut sous le vestibule.

– Il est dans sa chambre, mademoiselle; on l’a couché, il est un peu plus tranquille, maintenant.

Déjà la jeune femme arrivait à la chambre du marquis.

Il était assis sur son lit, les manches de sa chemise arrachées, et deux domestiques guettaient ses mouvements.

Sa face était livide, avec de larges marbrures bleuâtres aux joues… Ses yeux roulaient égarés sous leurs paupières bouffies, et une écume blanchâtre frangeait ses lèvres. Des mèches de cheveux rares collées sur son front ajoutaient encore à l’effrayante expression de sa physionomie.

La sueur, à grosses gouttes, coulait de son visage, et cependant il grelottait. Par moment, un spasme le tordait et le secouait plus rudement que le vent de décembre ne tord et ne secoue les branches mortes.

Il gesticulait furieusement, en criant des paroles incohérentes, d’une voix tour à tour sourde ou éclatante.

Cependant, il reconnut sa fille.

– Te voilà, fit-il, je t’attendais.

Elle restait sur le seuil, toute saisie, quoiqu’elle ne fût certes, ni tendre, ni impressionnable.

– Mon père!… balbutiait-elle, mon Dieu! que vous est-il arrivé?

Le marquis riait d’un rire strident:

– Ah! ah!… répondit-il, je l’ai rencontré, voilà!… Il fallait bien que cela finît ainsi!… Hein! tu doutes! Puisque je te dis que je l’ai vu, le misérable!… Je le connais bien, peut-être, moi qui depuis un mois ai continuellement devant les yeux sa figure maudite… car elle ne me quitte pas, elle ne me quitte jamais. Je l’ai vu… C’était en forêt, près des roches de Sanguille, tu sais, là où il fait toujours sombre, à cause des grands arbres… Je revenais, lentement, pensant à lui, quand tout à coup, brusquement, il s’est dressé devant moi, étendant les bras, pour me barrer le passage:

– «Allons!… m’a-t-il crié, il faut venir me rejoindre!» Il était armé d’un fusil, il m’a couché en joue et il a fait feu…

Le marquis s’interrompant, Mme Blanche réussit enfin à prendre sur soi de s’approcher de lui.

Durant plus d’une minute, elle attacha sur lui ce regard froid et persistant qui, dit-on, dompte les fous, puis lui secouant violemment le bras:

– Revenez à vous, mon père!… dit-elle d’une voix rude, comprenez que vous êtes le jouet d’une hallucination!… Il est impossible que vous ayez vu… l’homme que vous dites.