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Il déplora, quant à lui, d’avoir été trompé par ce coupable ambitieux, rejeta sur le marquis tout le sang versé et se porta fort de faire oublier ces tristes représailles…

Il résulta de ce voyage, que le jour où le rapport du marquis arriva à Paris, on lui répondit en le destituant de ses fonctions de grand prévôt.

Ce coup imprévu devait atterrer M. de Courtomieu.

Lui, si perspicace et si fin, si souple et si adroit, qui avait sauvé les apparences de son honneur de tous les naufrages, qui avait traversé les époques les plus troublées comme une anguille ses bourbes natales, qui avait su établir sa colossale fortune sur trois mariages successifs, qui avait servi d’un même visage obséquieux tous les maîtres qui avaient voulu de ses services, lui, Courtomieu, être joué ainsi!…

Car il était joué, il n’en pouvait douter, il était sacrifié, perdu…

– Ce ne peut être ce vieil imbécile de duc de Sairmeuse qui a manœuvré si vivement, et avec tant d’adresse, répétait-il… Quelqu’un l’a conseillé, mais qui? je ne vois personne…

Qui? Mme Blanche ne le devinait que trop.

De même que Marie-Anne, elle reconnaissait le génie de Martial.

– Ah!… je ne m’étais pas trompée, pensait-elle: celui-là est bien l’homme supérieur que je rêvais… À son âge, jouer mon père, ce politique de tant d’expérience et d’astuce!

Mais cette idée exaspérait sa douleur et attisait sa haine.

Devinant Martial, elle pénétrait ses projets.

Elle comprenait que s’il était sorti de son insouciance hautaine et railleuse, ce n’était pas pour la mesquine satisfaction d’abattre le marquis de Courtomieu.

– C’est pour plaire à Marie-Anne, pensait-elle avec des convulsions de rage. C’est un premier pas vers la grâce des amis de cette créature… Ah! elle peut tout sur son esprit, et tant qu’elle vivra, j’espérerais en vain… Mais patience…

Elle patientait en effet, sachant bien que qui veut se venger sûrement doit attendre, dissimuler, préparer l’occasion mais ne pas violenter…

Comment elle se vengerait, elle l’ignorait, mais elle savait qu’elle se vengerait, et déjà elle avait jeté les yeux sur un homme qui serait, croyait-elle, l’instrument docile de ses desseins, et capable de tout pour de l’argent: Chupin.

Comment le traître qui avait livré Lacheneur pour vingt mille francs, se trouva-t-il sur le chemin de Mme Blanche?…

Ce fut le résultat d’une de ces simples combinaisons des événements que les imbéciles admirent sous le nom de hasard.

Bourrelé de remords, honni, conspué, maudit, pourchassé à coups de pierres quand il s’aventurait par les rues, suant de peur quand il songeait aux terribles menaces de Balstain, l’aubergiste piémontais, Chupin avait quitté Montaignac et était venu demander asile au château de Sairmeuse.

Il pensait, dans la naïveté de son ignominie, que le grand seigneur qui l’avait employé, qui l’avait convié au crime, qui avait profité de sa trahison, lui devait, outre la récompense promise, aide et protection.

Les domestiques le reçurent comme une bête galeuse dont on redoute la contagion. Il n’y eut plus de place pour lui aux tables des cuisines et les palefreniers refusaient de le laisser coucher dans les écuries. On lui jetait la pâtée comme à un chien et il dormait au hasard dans les greniers à foin.

Il supportait tout sans se plaindre, courbant le dos sous les injures, s’estimant encore heureux de pouvoir acheter à ce prix une certaine sécurité.

Mais le duc de Sairmeuse, revenant de Paris avec une politique d’oubli et de conciliation en poche, ne pouvait tolérer la présence d’un tel homme, si compromettant et chargé de l’exécration de tout le pays.

Il ordonna de congédier Chupin.

Le vieux braconnier résista, croyant deviner un complot de ses ennemis les domestiques.

Il déclara d’un ton farouche qu’il ne sortirait de Sairmeuse que de force ou sur un ordre formel, de la bouche même du duc.

Cette résistance obstinée, rapportée à M. de Sairmeuse, le fit presque hésiter.

Il tenait peu à se faire un implacable ennemi d’un homme qui passait pour le plus rancunier et le plus dangereux qu’il y eût à dix lieues à la ronde.

La nécessité du moment et les observations de Martial le décidèrent.

Ayant mandé son ancien espion, il lui déclara qu’il ne voulait plus, sous aucun prétexte, le revoir à Sairmeuse, adoucissant toutefois la brutalité de l’expulsion par l’offre d’une petite somme.

Mais Chupin, d’un air sombre, refusa l’argent. Il alla prendre ses quelques hardes et s’éloigna en montrant le poing au château, jurant que si jamais un Sairmeuse se trouvait au bout de son fusil, à la brune, il lui ferait passer le goût du pain.

Il est sûr qu’il tint ce propos, plusieurs domestiques l’entendirent.

Ainsi expulsé, le vieux braconnier se retira dans sa masure, où habitaient toujours sa femme et ses deux fils.

Il n’en sortait guère, et jamais que pour satisfaire son ancienne passion pour la chasse, qui survivait à tout.

Seulement, il ne perdait plus son temps à s’entourer de précautions comme autrefois, pour tirer un lièvre ou quelques perdreaux.

Sûr de l’impunité, il alla droit aux bois de Sairmeuse ou de Courtomieu, tuait un chevreuil, le chargeait sur ses épaules et rentrait chez lui en plein jour à la barbe des gardes intimidés.

Le reste du temps, il vivait plongé dans le somnambulisme d’une demi-ivresse. Car il buvait toujours et de plus en plus, encore que le vin, loin de lui procurer l’oubli qu’il cherchait, ne fit que donner une réalité plus terrifiante aux fantômes qui peuplaient son perpétuel cauchemar.

Parfois, à la tombée de la nuit, les paysans qui passaient près de la masure, entendaient comme un trépignement de lutte, des voix rauques, des blasphèmes et des cris aigus de femme.

C’est que Chupin était plus ivre que de coutume, et que sa femme et ses deux fils le battaient pour lui arracher de l’argent.

Car il n’avait rien donné aux siens du prix de la trahison. Qu’avait-il fait des vingt mille francs qu’il avait reçus en bel or? On ne savait. Ses fils supposaient bien qu’il les avait enterrés quelque part; mais ils avaient beau se relayer pour épier leur père, l’ivrogne, plus rusé qu’eux, savait garder le secret de sa cachette. À grand peine, à force de coups, se décidait-il à lâcher quelques louis.

On savait ces détails dans le pays, et on voulait y reconnaître un juste châtiment du ciel.

– Le sang de Lacheneur étouffera Chupin et les siens, disaient les paysans.