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Un secret pressentiment lui disait que c’était lui qui, secouant son apathie habituelle, dirigeait avec une habileté souveraine les événements et usait et abusait de son ascendant sur l’esprit du duc de Sairmeuse.

– Et c’est pour toi, Marie-Anne, lui disait une voix au dedans d’elle-même, c’est pour toi que Martial agit ainsi!… Qu’importent à cet insoucieux égoïste tous ces conjurés obscurs qu’il ne connaît pas!… S’il les protège c’est pour avoir le droit de te protéger, toi et ceux que tu aimes!… s’il a fait remettre les prisonniers en liberté, n’est-ce pas qu’il se propose de faire réformer le jugement injuste qui a condamné à mort le baron d’Escorval innocent!…

Elle sentait diminuer son aversion pour Martial lorsqu’elle songeait à cela.

Et dans le fait, n’était-ce pas de l’héroïsme de la part d’un homme dont elle avait repoussé les offres éblouissantes!…

Pouvait-elle méconnaître tout ce qu’il y avait de réelle grandeur dans la façon dont Martial, plutôt que d’être soupçonné d’une lâcheté, avait révélé un secret qui pouvait renverser la fortune politique du duc de Sairmeuse!…

Et cependant jamais l’idée de cette grande passion d’un homme vraiment supérieur ne fit battre son cœur plus vite. Jamais elle n’en éprouva un mouvement d’orgueil…

Hélas!… Rien n’était plus capable de la toucher; rien ne pouvait plus la distraire de la noire tristesse qui l’envahissait.

Deux mois après son arrivée à la ferme du père Poignot, elle n’était plus que l’ombre de cette belle et radieuse Marie-Anne, qui, jadis sur son passage, recueillait tant de murmures d’admiration…

Elle maigrissait et dépérissait à vue d’œil, pour ainsi dire, ses joues se creusaient. Chaque matin elle se levait plus pâle que la veille, chaque jour élargissait le cercle bleuâtre qui cernait ses grands yeux noirs.

Vive et active autrefois, elle était devenue paresseuse et lente. Elle ne marchait plus, elle se traînait. Souvent elle restait des journées entières immobile sur une chaise, les lèvres contractées comme par un spasme, le regard perdu dans le vide. Parfois de grosses larmes roulaient silencieuses le long de ses joues.

Les gens de la ferme – et Dieu sait cependant si les campagnards sont durs! – ne pouvaient se défendre d’émotion en la regardant, et ils la plaignaient.

– Pauvre fille! répétaient-ils entre eux, ce qu’elle mange ne lui profite guère!… il est vrai qu’elle ne mange, autant dire, rien.

– Dame! disait le père Poignot, faut être juste: elle n’a pas de chance… Elle a été élevée comme une reine, et maintenant la voilà à la charité… Son père a été guillotiné, elle ne sait ce qu’est devenu son frère… On se ferait du chagrin à moins.

À maintes reprises, l’abbé Midon, inquiet, l’avait questionnée.

– Vous souffrez, mon enfant, lui disait-il de sa bonne voix grave, qu’avez-vous?…

– Je ne souffre pas, monsieur le curé.

– Pourquoi ne pas vous confier à moi? Ne suis-je pas votre ami? Que craignez-vous?

Elle secouait tristement la tête et répondait:

– Je n’ai rien à confier!…

Elle disait: rien. Et, cependant elle se mourait de douleur et d’angoisses.

Fidèle à la promesse que lui avait arrachée Maurice, elle n’avait rien dit, ni de sa position, ni de ce mariage à la fois nul et indissoluble, contracté dans la petite église de Vigano.

Et elle voyait approcher avec une inexprimable terreur le moment où il lui serait impossible de dissimuler sa grossesse.

Déjà elle n’y parvenait qu’au prix de tortures de tous les instants, et qu’en risquant sa vie et celle de son enfant.

Et encore réussissait-elle véritablement?

Deux ou trois fois, l’abbé Midon avait arrêté sur elle un regard si perspicace, qu’elle en avait perdu contenance. Etait-il sûr qu’il ne doutât de rien?

Les autres ne savaient rien, elle en était certaine. Toute autre qu’elle eût peut-être été soupçonnée, mais elle!… Sa réputation seule la mettait à l’abri de tout soupçon… Et nature droite et loyale, elle se révoltait de ce continuel mensonge; elle s’indignait de voler ainsi son renom de sagesse et de vertu.

– La honte, pensait-elle, n’en sera que plus grande quand tout se découvrira!…

Ses angoisses étaient affreuses. Que faire?… Avouer! Elle l’eût osé les premiers jours; maintenant, elle ne s’en sentait pas le courage.

Fuir?… mais où aller?… Quel prétexte donner ensuite?… Ne perdrait-elle pas ainsi cet avenir avec Maurice dont l’espoir seul la soutenait!

Elle songeait à fuir cependant, quand un événement lui vint en aide, qui lui sembla le salut.

L’argent manquait à la ferme… Les proscrits ne pouvaient rien tirer du dehors, sous peine de se livrer, et le père Poignot était à bout de ressources…

L’abbé Midon se demandait comment sortir d’embarras, quand Marie-Anne lui parla du testament de Chanlouineau en sa faveur, et de l’argent caché sous la pierre de la cheminée de la belle chambre.

– Je puis sortir de nuit, disait Marie-Anne, courir à la Borderie, m’y introduire, prendre l’argent et l’apporter ici… Il est bien à moi, n’est-ce pas?

Mais le prêtre, après un moment de réflexion, jugea cette démarche impossible.

– Vous seriez peut-être vue, dit-il, et qui sait?… arrêtée. On vous interrogerait… quelles explications plausibles donner? Sans compter que les scellés doivent avoir été mis partout. Les briser, ce serait donner l’idée qu’un vol a été commis, c’est-à-dire éveiller l’attention.

– Que faire, alors!

– Agir au grand jour. Vous n’êtes nullement compromise, vous; reparaissez demain comme si vous reveniez du Piémont, allez trouver le notaire de Sairmeuse, faites-vous mettre en possession de votre héritage, et installez-vous à la Borderie…

Marie-Anne frissonnait…

– Habiter la maison de Chanlouineau, bégaya-t-elle, moi… toute seule!…

Si le prêtre aperçut le trouble de la malheureuse, il n’en tint compte.

– Visiblement le ciel nous protège, ma chère enfant, reprit-il. Je ne vois que des avantages à votre installation à la Borderie, et pas un inconvénient. Nos communications seront faciles, et avec quelques précautions, sans danger. Nous choisirons avant votre départ un point de rendez-vous, et deux ou trois fois par semaine, vous vous y rencontrerez avec le père Poignot…

L’espérance brillait dans ses yeux, et plus vite, il poursuivit:

– Et dans l’avenir, dans deux ou trois mois, vous nous serez plus utile encore… Dès qu’on sera accoutumé dans le pays à votre séjour à la Borderie, nous y transporterons le baron. Sa convalescence y sera bien plus rapide que dans le grenier étroit et bas où nous le cachons et où il souffre véritablement du manque d’air et d’espace…