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Ce qui s’était passé dans l’âme de Martial, il lui semblait qu’elle le devinait.

Mais l’abbé Midon était trop préoccupé pour rien voir. Son premier étonnement dissipé, il était devenu sombre, et le froncement de ses sourcils trahissait l’effort de sa pensée.

Il ne sentait que trop, et les autres comprenaient comme lui, que ces étranges événements rendaient leur situation plus périlleuse que jamais.

– Il est inouï, murmurait-il, que Maurice ait osé cette folie, après ce que je venais de lui dire; l’ennemi le plus cruel du baron d’Escorval n’agirait pas autrement que son fils… Enfin, attendons à demain avant de rien décider.

Le lendemain, on apprit la rencontre de la Rèche. Un paysan, qui avait assisté de loin aux préliminaires de ce duel qui ne devait pas finir, put donner les détails les plus circonstanciés.

Il avait vu les deux adversaires tomber en garde, puis les soldats accourir et se mettre à la poursuite de Maurice, de Jean et de Bavois.

Mais il était sûr aussi que les soldats en avaient été pour leurs peines. Il les avait rencontrés sur les cinq heures, harassés et furieux.

Le sous-officier disait que l’expédition avait manqué par la faute de Martial qui l’avait retenu une minute…

Ce même jour, le père Poignot vint conter à l’abbé Midon que le duc de Sairmeuse et le marquis de Courtomieu étaient brouillés… C’était le bruit du pays. Le marquis était rentré au château de Courtomieu avec sa fille, et le duc était parti pour Montaignac…

Cette dernière nouvelle devait rassurer l’abbé Midon; mais ses transes avaient été trop poignantes pour échapper au baron d’Escorval.

– Vous avez quelque chose, curé, lui dit-il.

– Rien, monsieur le baron, rien absolument.

– Aucun péril nouveau ne nous menace?

– Aucun, je vous jure.

L’assurance du prêtre et ses protestations ne semblèrent pas convaincre M. d’Escorval.

– Oh!… ne jurez pas, curé… Avant-hier soir, tenez, quand vous êtes remonté ici, à mon réveil, vous étiez plus pâle que la mort, et ma femme, certainement, venait de pleurer… pourquoi?…

D’ordinaire, quand l’abbé Midon ne voulait pas répondre à certaines questions de son malade, il lui imposait silence, en lui disant, ce qui était vrai d’ailleurs, que s’agiter et parler, c’était retarder sa guérison…

Habituellement, le baron obéissait, cette fois il résista.

– Il dépend de vous, curé, poursuivit-il, de me rendre ma tranquillité… Avouez-le, vous tremblez qu’on ne découvre ma retraite… Cette crainte me torture aussi… Eh bien!… jurez-moi que vous ne me laisserez pas reprendre vivant, et vous me rendez la paix…

– Je ne puis jurer cela! murmura l’abbé en pâlissant.

Le regard de M. d’Escorval se voila:

– Et pourquoi donc? insista-t-il… Si j’étais repris, qu’arriverait-il? On me soignerait, et dès que je pourrais me tenir debout, on me fusillerait… Serait-ce donc un crime que de m’épargner l’horreur du supplice… Voyons, curé, vous êtes mon meilleur ami, n’est-ce pas? jurez-moi de me rendre ce suprême service… Voulez-vous que je vous maudisse de m’avoir sauvé la vie…

L’abbé ne répondit pas, mais son œil, volontairement ou non, s’arrêta avec une expression étrange sur la boîte de médicaments posée sur la table.

Voulait-il donc dire:

– Je ne ferai rien; mais là vous trouveriez du poison…

M. d’Escorval le comprit ainsi, car c’est avec l’accent de la reconnaissance qu’il murmura:

– Merci!…

Persuadé que désormais il était le maître de sa vie, qu’il aurait du poison sous la main s’il était découvert, le baron respirait librement.

De ce moment, sa situation, si longtemps désespérée, s’améliora visiblement et d’une façon soutenue.

– Je me moque à cette heure de tous les Sairmeuse du monde, disait-il avec une gaieté qui certes n’était pas feinte, je puis attendre paisiblement mon rétablissement.

De son côté, l’abbé Midon reprenait confiance. Les jours s’écoulaient et ses sinistres appréhensions ne se réalisaient pas.

Loin de provoquer un redoublement de sévérités, l’imprudence affreuse de Maurice et de Jean Lacheneur avait été comme le point de départ d’une indulgence universelle.

On eût dit un parti pris des autorités de Montaignac d’oublier et de faire oublier, s’il était possible, la conspiration de Lacheneur et les abominables représailles dont elle avait été le prétexte.

Maintenant, toutes les nouvelles qui parvenaient à la ferme, calmaient une inquiétude, ou étaient une garantie de sécurité.

On sut d’abord, par un colporteur, que Maurice et le brave caporal Bavois avaient réussi à gagner le Piémont.

De Jean Lacheneur, il n’en était pas question, on supposait qu’il n’avait pas quitté le pays, mais on n’avait aucune raison de craindre pour lui, puisqu’il n’était porté sur aucune des listes de poursuites…

Plus tard, on apprit que M. de Courtomieu venait de tomber malade, qu’il ne sortait plus de chez lui et que Mme Blanche ne quittait pas son chevet.

Une autre fois, le père Poignot raconta en revenant de Montaignac que le duc de Sairmeuse était allé passer huit jours à Paris, qu’il était de retour avec une décoration de plus, signe évident de faveur, et qu’il avait fait à tous les conjurés condamnés à la prison la remise de leur peine.

Douter n’était pas possible, car le journal de Montaignac mentionnait le surlendemain toutes ces circonstances.

L’abbé Midon n’en revenait pas.

– Voilà qui prouve bien l’inanité des prévisions humaines, disait-il à Mme d’Escorval, ce qui devait nous perdre nous sauvera.

C’est que ce changement si heureux, ce brusque revirement, l’abbé Midon l’attribuait uniquement à la rupture du marquis de Courtomieu et du duc de Sairmeuse.

Si grande que fût sa perspicacité, il fut comme tout le monde dupe des apparences.

Il pensait ce qui se disait tout haut dans le pays, ce que les officiers à demi-solde de Montaignac eux-mêmes répétaient:

– Décidément, ce duc de Sairmeuse vaut mieux que sa réputation, et s’il s’est montré implacable c’est qu’il était conseillé par l’odieux marquis de Courtomieu.

Seule, Marie-Anne soupçonnait la vérité.

Il lui semblait qu’elle reconnaissait le génie de Martial, cet esprit souple, se plaisant aux coups de théâtre, toujours épris de l’impossible.