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Il parlait si vite, que Marie-Anne n’avait pu seulement ouvrir la bouche. Comme il s’arrêtait, elle hasarda une objection:

– Que pensera-t-on de moi, balbutia-t elle, en me voyant m’établir comme cela, tout à coup, dans les biens d’un homme qui n’était pas mon parent?…

Le prêtre ne voulut pas comprendre l’appréhension de Marie-Anne.

– Que voulez-vous qu’on pense, fit-il, que vous importe l’opinion?…

Et après une pause:

– Pour vous-même, ma pauvre enfant, prononça-t-il, sortir d’ici où vous vivez enfermée est indispensable… ce vous sera un bienfait, de vous retrouver au grand air, libre, seule…

Le ton de l’abbé, l’expression de son visage, ses regards parurent si étranges à Marie-Anne, qu’elle devint plus blanche que la muraille contre laquelle elle s’appuya toute défaillante.

– Je ne m’étais pas trompée, se dit-elle, il sait!…

– D’ailleurs, insista l’abbé d’un ton péremptoire, il n’y a pas à hésiter.

La détermination prise, restait à en régler l’exécution avec assez d’habileté pour n’éveiller aucun soupçon, et ne laisser au hasard que le moins de prise possible.

Il fut convenu que, dans la nuit même, le père Poignot conduirait Marie-Anne jusqu’à la frontière où elle prendrait la diligence qui fait le service entre le Piémont et Montaignac, et qui traverse le village de Sairmeuse.

C’est avec le plus grand soin que l’abbé Midon avait dicté à Marie-Anne la version qu’elle donnerait de son séjour à l’étranger.

Toutes les réponses aux questions qu’on ne manquerait pas de lui adresser devaient tendre à ce but de bien persuader à tout le monde que le baron d’Escorval était caché dans les environs de Turin.

Ce qui avait été convenu fut exécuté de point en point, et le lendemain, sur les huit heures, les habitants du village de Sairmeuse virent avec une stupeur profonde Marie-Anne descendre de la diligence qui relayait.

– La fille à M. Lacheneur est ici!…

Ce mot, qui vola de maison en maison, avec une foudroyante rapidité, mit tout le village aux portes et aux fenêtres.

On vit la pauvre fille payer le prix de sa place au conducteur, remonter la grande rue suivie d’un garçon d’écurie qui portait une petite malle, et entrer à l’auberge du Bœuf couronné.

À la ville, l’indiscrétion a quelque pudeur; on se cache pour épier. À la campagne, la curiosité, effrontément naïve, se montre sans vergogne et obsède avec une inconsciente cruauté ceux qui en sont l’objet.

Quand Marie-Anne sortit de son auberge, elle trouva devant la porte un rassemblement qui l’attendait bouche béante, les yeux largement écarquillés.

Et plus de vingt personnes la suivirent avec toutes sortes de réflexions qui bourdonnaient à ses oreilles, jusqu’à la porte du notaire où elle alla frapper.

C’était un homme considérable, ce notaire, par sa corpulence, sa fortune et la quantité d’actes qu’il faisait. Il avait la face plate et rougeaude, une façon de s’exprimer melliflue, une barbe bien taillée et des prétentions au bel esprit. On le disait à la fois pieux et gaillard.

Il accueillit Marie-Anne avec la déférence due à une héritière qui va palper une succession liquide d’une cinquantaine de mille francs…

Mais jaloux d’étaler sa perspicacité, il donna fort clairement à entendre que lui, homme d’expérience, il devinait que l’amour avait seul dicté le testament de Chanlouineau…

La résignation de Marie-Anne se révolta.

– Vous oubliez ce qui m’amène, monsieur, prononça-t-elle, vous ne me dites rien de ce que j’ai à faire?

Le notaire, interdit du ton, s’arrêta.

– Peste! pensa-t-il, elle est pressée de tâter les espèces, la commère!…

Et à haute voix:

– Tout sera vite terminé, dit-il; justement le juge de paix n’a pas d’audience aujourd’hui, il sera à notre disposition pour la levée des scellés.

Pauvre Chanlouineau!… le génie des nobles passions l’avait inspiré quand il avait pris ses dispositions dernières…

Un avoué retors n’eût pas imaginé des précautions plus ingénieuses pour écarter toutes ces infinies et irritantes difficultés qui se dressent comme des buissons d’épines autour des successions.

Le soir même, les scellés étaient levés et Marie-Anne était mise eu possession de la Borderie.

Elle était seule dans la maison de Chanlouineau, seule!… La nuit tombait, un grand frisson la prit. Il lui semblait qu’une des portes allait s’ouvrir, que cet homme qui l’avait tant aimée allait paraître, et qu’elle entendrait sa voix comme elle l’avait entendue pour la dernière fois, dans son cachot.

Elle se redressa, chassant ces folles terreurs, alluma une lumière, et, avec un indicible attendrissement, elle parcourut cette maison, la sienne désormais, et où palpitait encore, pour ainsi dire, celui qui l’avait habitée.

Lentement, elle traversa toutes les pièces du rez-de-chaussée, elle reconnut le fourneau récemment réparé, et enfin elle monta dans cette chambre du premier étage dont Chanlouineau avait fait comme le tabernacle de sa passion.

Là, tout était magnifique, encore plus qu’il ne l’avait dit.

L’âpre paysan qui déjeunait d’une croûte frottée d’oignon avait dépensé une douzaine de mille francs pour parer ce sanctuaire destiné à son idole.

– Comme il m’aimait! murmurait Marie-Anne, émue de cette émotion dont l’idée seule avait enflammé la jalousie de Maurice, comme il m’aimait!

Mais elle n’avait pas le droit de s’abandonner à ses sensations… Le père Poignot l’attendait sans doute au rendez-vous.

Elle souleva la pierre du foyer et trouva bien exactement la somme annoncée par Chanlouineau… les approches de la mort ne lui avaient pas fait oublier son compte…

Le lendemain, à son réveil, l’abbé Midon eut de l’argent…

Dès lors, Marie-Anne respira, et cet apaisement, après tant d’épreuves et de si cruelles agitations, lui paraissait presque le bonheur.

Fidèle aux recommandations de l’abbé, elle vivait seule, mais par ses fréquentes sorties, elle accoutumait à sa présence les gens des environs… Dans la journée, elle vaquait aux occupations de son modeste ménage, et le soir, elle courait au rendez-vous où le père Poignot lui donnait des nouvelles du baron ou la chargeait, de la part de l’abbé, de quelque commission qu’il ne pouvait faire.

Oui, elle se fût trouvée presque heureuse, si elle eût pu avoir des nouvelles de Maurice… Qu’était-il devenu?… Comment ne donnait-il pas signe de vie?… Que n’eût-elle pas donné pour un conseil de lui…