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Quel homme croyait avoir aperçu M. de Courtomieu, la jeune femme ne le devinait que trop, mais elle n’osait, elle ne pouvait prononcer son nom.

Le marquis, cependant, continuait, en phrases haletantes:

– Ai-je donc rêvé!… Non, c’est bien Lacheneur qui m’est apparu. J’en suis sûr, et la preuve, c’est qu’il m’a rappelé une circonstance de notre jeunesse, connue seulement de lui et de moi… C’était pendant la Terreur, en 93, il était tout-puissant à Montaignac, moi, j’étais poursuivi pour avoir correspondu avec les émigrés. Mes biens allaient être confisqués, je croyais déjà sentir la main du bourreau sur mon épaule, quand Lacheneur, le brigand, me recueillit chez lui. Il me cacha, le misérable, il me fournit un passeport, il sauva ma fortune et il sauva ma tête… Moi, je lui ai fait couper le cou. Voilà pourquoi je l’ai revu. Je dois le rejoindre, il me l’a dit, je suis un homme mort!…

Il se laissa retomber sur ses oreillers, releva le drap par dessus sa tête, et demeura tellement immobile et roide, que véritablement on eût pu croire que c’était un cadavre, dont la toile dessinait vaguement les contours.

Muets d’horreur, les domestiques échangeaient des regards effarés.

Tant d’infamie devait les confondre, incapables qu’ils étaient de soupçonner quels calculs atroces pour faire éclore l’ambition dans une âme de boue.

Pouvaient-ils se douter que jamais M. de Courtomieu n’avait pardonné à Lacheneur de l’avoir sauvé? Cela était cependant!…

Seule, Mme Blanche conservait sa présence d’esprit au milieu de tous ces gens éperdus.

Elle fit signe au valet de chambre de M. de Courtomieu de s’avancer, et à voix basse:

– Il est impossible qu’on ait tiré sur mon père, dit-elle.

– Je vous demande pardon, mademoiselle, et même peu s’en est fallu qu’on ne l’ait tué.

– Comment le savez-vous?

– En déshabillant M. le marquis, j’ai remarqué qu’il avait à la tête une éraflure qui saignait… J’ai aussitôt examiné sa casquette, et j’y ai constaté deux trous qui ne peuvent avoir été faits que par des chevrotines.

Le digne valet de chambre était certes bien plus ému que la jeune femme.

– On aurait donc tenté d’assassiner mon père, murmura-t-elle, et la frayeur expliquerait cet accès de délire… Comment savoir qui a osé ce crime?

Le domestique hocha la tête:

– Je soupçonne, dit-il, ce vieux maraudeur qui vient tuer nos chevreuils en plein jour jusque sous nos fenêtres, mademoiselle le connaît… Chupin…

– Non, ce ne peut être lui.

– Ah! j’en mettrais pourtant la main au feu!… Il n’y a que lui dans la commune capable de ce mauvais coup.

Mme Blanche ne pouvait dire quelles raisons lui affirmaient l’innocence du vieux maraudeur. Pour rien au monde, elle n’eût avoué qu’elle l’avait rencontré à plus d’une lieue du théâtre du crime, qu’elle l’avait arrêté, qu’elle avait causé avec lui plus d’une demi-heure, enfin qu’elle le quittait à l’instant…

Elle se tut. Aussi bien le médecin arrivait.

Il découvrit – il dut presque employer la force – le visage de M. de Courtomieu, l’examina longtemps, les sourcils froncés; puis, brusquement, coup sur coup, ordonna des sinapismes, des applications de glace sur le crâne, des sangsues, une potion qu’il fallait vite et vite courir chercher à Montaignac. Tout le monde perdait la tête.

Quand le médecin se retira, Mme Blanche le suivit sur l’escalier:

– Eh bien! docteur, interrogea-t-elle.

Il eut un geste équivoque, et d’une voix hésitante:

– On se remet de cela, répondit-il.

Mais qu’importait à cette jeune femme, que son père se rétablit ou mourût! Elle devait suivre d’un œil sec toutes les phases de cette maladie, la plus affreuse qui puisse terrasser un homme.

Ce qui n’empêche que sa conduite fut citée.

Elle avait senti que si elle voulait mettre Martial dans son tort, elle devait ramener l’opinion et s’improviser une réputation toute différente de l’ancienne. Se faire un piédestal où elle poserait en victime résignée lui souriait. L’occasion était admirable; elle la saisit.

Jamais fille dévouée ne prodigua à un père plus de soins touchants, plus de délicates attentions. Impossible de la décider à s’éloigner une minute du chevet du malade. C’est à peine si la nuit elle consentait à dormir une couple d’heures, sur un fauteuil, dans la chambre même.

Mais pendant qu’elle restait là, jouant ce rôle de sœur de charité qu’elle s’était imposé, sa pensée suivait Chupin. Que faisait-il à Montaignac? Epiait-il Martial, ainsi qu’il l’avait promis?… Comme le jour qu’elle lui avait fixé était lent à venir!…

Il vint enfin, ce jeudi tant attendu, et sur les deux heures, après avoir bien recommandé son père à tante Médie, Mme Blanche s’échappa, et d’un pied fiévreux courut au rendez-vous.

Le vieux maraudeur l’attendait, assis sur un arbre renversé. Il avait presque sa physionomie d’autrefois. Depuis cinq jours qu’il avait une préoccupation, il avait presque cessé de boire, et son intelligence se dégageait des brouillards de l’ivresse.

– Parlez!… lui dit Mme Blanche.

– Volontiers! Seulement, je n’ai rien à vous conter.

– Ah!… vous n’avez pas surveillé le marquis le Sairmeuse.

– Votre mari?… faites excuse, je l’ai suivi comme son ombre. Mais que voulez-vous que je vous en dise? Depuis le voyage du duc de Sairmeuse à Paris c’est M. Martial qui commande. Ah! vous ne le reconnaîtriez plus. Toujours en affaires, maintenant. Dès le potron-minet il est debout, et il se couche comme les poules. Toute la matinée, il écrit des lettres. Dans l’après-midi, il reçoit tous ceux qui se présentent. Lui qui était haut comme le temps, autrefois, il fait le pas fier, le bon enfant, le câlin, il donne des poignées de main au premier venu. Les officiers à demi-solde sont à pot et à feu avec lui; il en a déjà replacé cinq ou six, il a fait rendre la pension à deux autres, jamais il ne sort, jamais il ne va en soirée…

Il s’arrêta, et pendant un bon moment, la jeune femme garda le silence, émue et confuse de la question qui lui montait aux lèvres. Quelle humiliation!… Mais elle surmonta sa honte, et plus rouge que le feu, détournant un peu la tête:

– Il est impossible qu’il n’ait pas une maîtresse!… dit-elle.

Chupin éclata de rire.

– Nous y voici donc!… fit-il avec une si outrageante familiarité que la jeune femme en fut révoltée, vous voulez parler de la fille de ce scélérat de Lacheneur, n’est-ce pas, de cette coquine effrontée de Marie-Anne?

À l’accent haineux de Chupin, Mme Blanche comprit l’inutilité de ses ménagements.