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Ce qui irritait particulièrement le vieux maraudeur, c’est qu’après deux mois de la surveillance la plus attentive, il était arrivé à cette conviction que si Martial et Marie-Anne avaient eu des relations autrefois, tout était fini entre eux.

C’était ce dont Mme Blanche ne voulait pas convenir.

– Dites qu’ils sont plus fins que vous, père Chupin! répondait-elle.

– Fins!… et comment?… Depuis que j’épie M. Martial, il n’a pas dépassé une seule fois les fortifications de Montaignac. D’un autre côté, le facteur de Sairmeuse, adroitement interrogé par ma femme, a déclaré qu’il n’avait pas porté une seule lettre à la Borderie…

Il est sûr que sans l’espoir d’une douce et sûre retraite à Courtomieu, Chupin eût brusquement abandonné la partie…

Et même, en dépit de cette perspective, et malgré des promesses sans cesse renouvelées, dès le milieu du mois d’août, il avait presque entièrement cessé toute surveillance.

S’il venait encore aux rendez-vous, c’est qu’il avait pris la douce habitude de réclamer à chaque fois quelque argent pour ses frais.

Et quand Mme Blanche lui demandait, comme toujours, l’emploi du temps de Martial, il racontait effrontément tout ce qui lui passait par la tête.

Mme Blanche s’en aperçut. C’était au commencement de septembre. Un jour, elle l’interrompit dès les premiers mots, et le regardant fixement:

– Ou vous me trahissez, dit-elle, ou vous n’êtes qu’un imbécile… choississez. Hier, Martial et Marie-Anne se sont promenés ensemble un quart d’heure au carrefour de la Croix-d ’Arcy.

XLIV

C’était un honnête homme, ce vieux médecin de Vigano, qui avait tout quitté pour voler au secours de Marie-Anne. Son intelligence était supérieure, comme son cœur, il connaissait la vie pour avoir aimé et souffert, et il devait à l’expérience deux vertus sublimes: l’indulgence et la charité.

À un tel homme, une soirée de causerie suffisait pour pénétrer Marie-Anne. Aussi, pendant les quinze jours qu’il resta caché à la Borderie, mit-il tout en œuvre pour rassurer cette infortunée qui se confiait à lui, pour la rassurer, pour la réhabiliter en quelque sorte à ses propres yeux.

Réussit-il? Assurément il l’espéra.

Mais dès qu’il se fut éloigné, Marie-Anne, livrée aux inspirations de la solitude, ne sut plus réagir contre la tristesse qui de plus en plus l’envahissait.

Beaucoup, cependant, à sa place, eussent repris leur sérénité et même se fussent réjouies.

N’avait-elle pas réussi à dissimuler une de ces fautes qui, d’ordinaire, à la campagne surtout, ne se cèlent jamais!

Qui donc la soupçonnait, excepté peut-être l’abbé Midon? Personne, elle en était convaincue, et c’était vrai.

Chupin lui-même, son ennemi, ne se doutait de rien. Préoccupé de surveiller les démarches de Martial à Montaignac, il n’était pas venu une seule fois rôder autour de la Borderie pendant le séjour du docteur.

Donc Marie-Anne n’avait plus rien à craindre et elle avait tout à espérer.

Mais cette conviction même ne pouvait lui rendre le calme.

C’est qu’elle était de ces âmes hautes et fières, plus sensibles au murmure de la conscience qu’aux clameurs de l’opinion.

Dans le public, on lui attribuait trois amants: Chanlouineau, Martial et Maurice, on les lui avait jetés au visage, mais cette calomnie ne l’avait pas émue. Ce qui la torturait, c’était ce qu’on ne savait pas: la vérité.

Cette amère pensée: «j’ai failli», ne la quittait pas, et pareille à un ver logé au cœur d’un bon fruit, la minait sourdement et la tuait.

Et ce n’était pas tout!

L’instinct sublime de la maternité s’était éveillé en elle le soir du départ du médecin. Quand elle l’entendit s’éloigner, emportant son enfant, elle sentit au dedans d’elle-même comme un horrible déchirement. Ne le reverrait-elle donc plus, ce petit être qui lui était deux fois cher par la douleur et par les angoisses? Les larmes jaillirent de ses yeux, à cette idée que son premier sourire ne serait pas pour elle.

Ah!… sans le souvenir de Maurice, comme elle eût fièrement bravé l’opinion et gardé son enfant!…

Sa nature sincère et vaillante eût moins souffert des humiliations que de cet abandon si douloureux et du continuel mensonge de sa vie.

Mais elle avait promis: Maurice était son mari, en définitive, le maître, et la raison lui disait qu’elle devait conserver pour lui, non son honneur, hélas!… mais les apparences de l’honneur…

Enfin, et pour comble, son sang se figeait dans ses veines, quand elle pensait à son frère.

Ayant appris que Jean rôdait dans le pays, elle avait envoyé à sa recherche, et après bien des tergiversations, un soir, il se décida à paraître à la Borderie.

Rien qu’à le voir, son fusil double à l’épaule, maintenu par la bretelle, on s’expliquait les terreurs de Chupin.

Ce malheureux, dont la physionomie cauteleuse écartait les amis au temps de sa prospérité, avait en sa misère l’expression farouche du désespoir prêt à tout. Sa maigreur, son teint hâlé et tanné par les intempéries faisaient paraître plus profonds et plus noirs ses yeux où la haine flambait, furibonde, ardente, permanente…

Littéralement ses habits s’en allaient en lambeaux.

Quand il entra, Marie-Anne recula épouvantée; elle ne le reconnaissait pas; elle ne le remit qu’à la voix quand il dit:

– C’est moi, ma sœur!…

– Toi!… balbutia-t-elle, mon pauvre Jean!… toi!

Il s’examina de la tête aux pieds, et d’un air d’atroce raillerie:

– Le fait est, prononça-t-il, que je ne voudrais pas me rencontrer à la brune au coin d’un bois…

Marie-Anne frissonna. Il lui semblait sous cette phrase ironique, à travers cette moquerie de soi, deviner une menace.

– Mais aussi, mon pauvre frère, reprit-elle très vite, quelle vie est la tienne!… Pourquoi n’es-tu pas venu plus tôt?… Heureusement te voici!… Nous ne nous quitterons plus, n’est-ce pas, tu ne m’abandonneras pas, j’ai tant besoin d’affection et de protection!… Tu vas demeurer avec moi…

– C’est impossible, Marie-Anne.

– Et pourquoi, mon Dieu!

Une fugitive rougeur empourpra les pommettes saillantes de Jean Lacheneur, il parut indécis, puis prenant son parti:

– Parce que, répondit-il, j’ai le droit de disposer de ma vie, mais non de la tienne… Nous ne devons plus nous connaître. Je te renie aujourd’hui pour que tu puisses me renier un jour. Oui, je te renie, toi qui es ma seule, mon unique affection… Tes plus cruels ennemis ne t’ont jamais calomniée autant que moi…