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– Il vient chez eux familièrement, je l’y ai trouvé…

Chacune de ses réponses tombait comme un coup d’assommoir sur le front de Maurice, ce n’était que trop évident.

Mais M. d’Escorval s’était armé de l’impassible courage du chirurgien qui, ayant entrepris une périlleuse opération, ne lâche pas ses bistouris parce que le patient hurle et se tord sous le fer.

M. d’Escorval voulait éteindre dans le cœur de son fils la dernière lueur d’espoir.

– C’en est fait, répétait Maurice, M. Lacheneur a perdu la raison…

Le baron hocha la tête d’un air découragé.

– C’est ce que je pensais d’abord, murmura-t-il.

– Mais que dit-il, pour justifier sa conduite; il doit dire quelque chose?…

– Rien… il a su esquiver toute explication.

– Et vous, mon père, vous qui avez la pratique des hommes, avec toute votre expérience, vous n’avez pu pénétrer ses intentions!

Entre le moment où Martial de Sairmeuse l’avait quitté au milieu de la lande, et l’instant présent, M. d’Escorval avait eu le temps de réfléchir:

– J’ai des soupçons, répondit-il, mais seulement des soupçons… Il se peut que Lacheneur, obéissant aux inspirations de sa haine, rêve quelque vengeance terrible… Qui sait s’il ne songe pas à organiser quelque complot dont il serait le chef?… Ces suppositions expliquent tout. Chanlouineau serait comme un autre lui-même, il ménagerait le marquis de Sairmeuse pour avoir par lui des informations indispensables…

Le sang revenait aux joues pâlies de Maurice.

– Un complot, fit-il, n’explique pas l’obstination de M. Lacheneur à me repousser…

– Hélas!… si, mon pauvre enfant. C’est par Marie-Anne qu’il tient Chanlouineau et le marquis de Sairmeuse. Qu’elle devienne ta femme demain, ils lui échappent aussitôt… Puis, précisément parce qu’il nous aime, il ne voudrait à aucun prix nous mêler à une aventure dont le succès lui parait au moins incertain… Mais ce ne sont là que des conjectures.

– En effet, balbutia Maurice, en effet, je reconnais bien qu’il faut se soumettre, se résigner… oublier, s’il se peut.

Il disait cela, parce qu’il voulait rassurer son père, mais il pensait précisément le contraire.

Une idée venait d’éclore en son cerveau, vague encore, indéterminée, obscure, à peine distincte, mais qu’il pressentait devoir être une idée de salut. Et, en effet, dès qu’il fut seul, elle se dégagea, elle grandit, elle se précisa:

– Si Lacheneur organise une conspiration, se disait-il, des complices lui sont nécessaires; il doit même en chercher… Pourquoi n’irais-je pas m’offrir à lui? Du jour où je serai de moitié dans ses préparatifs, où je partagerai ses dangers et ses espérances, il lui sera impossible de me refuser encore sa fille. Quoi qu’il veuille entreprendre, je vaux bien Chanlouineau…

De là à prendre la résolution d’aller offrir ses services à Lacheneur, il n’y avait qu’un pas, Maurice le franchit, et de ce moment il ne songea plus qu’à tout faire pour hâter sa convalescence.

Elle fut prompte, l’espoir a des vertus merveilleuses, rapide à étonner l’abbé Midon qui remplaçait le docteur de Montaignac.

– Jamais je n’aurais cru que Maurice pût se consoler ainsi, disait Mme d’Escorval, toute heureuse de voir son fils se reprendre à aimer la vie.

Mais le baron ne répondait pas. Il tenait pour suspect ce rétablissement presque miraculeux, il était assailli de défiances…

Inquiet, il interrogea son fils, mais si habilement qu’il s’y prit, il n’en put rien tirer.

Maurice, que la seule tentation d’un mensonge faisait rougir jusqu’aux oreilles, trouva au service de ses projets l’imperturbable dissimulation d’un vieux diplomate.

Il avait décidé qu’il ne dirait rien à ses parents. À quoi bon les inquiéter!… D’un autre côté, il redoutait des remontrances, sentant bien que plutôt que de subir des empêchements il déserterait la maison paternelle…

Enfin, vers la seconde semaine de septembre, l’abbé Midon déclara que Maurice pouvait reprendre sa vie habituelle, et que même, le temps se maintenant au beau, quelques exercices violents lui seraient favorables.

Volontiers, Maurice eût embrassé le digne prêtre.

– Quel bonheur!… s’écria-t-il, je vais donc pouvoir chasser!

La chasse, jusqu’alors, lui avait médiocrement plu, mais il jugeait utile d’afficher cette passion qui pouvait lui fournir de perpétuels prétextes d’absence.

Jamais il ne s’était senti si heureux que le matin où sur les sept heures, le fusil sur l’épaule, il passa L’Oiselle pour gagner la maison de M. Lacheneur.

Ayant réfléchi aux conjectures de son père, il les tenait pour des certitudes, et il ne doutait aucunement du succès de sa démarche.

Cependant, en arrivant au bois de la Rèche, il s’arrêta un moment à l’endroit d’où on découvrait la maison. Bien lui en prit, car il vit sortir successivement Jean et Chanlouineau. Ils portaient, l’un et l’autre, une balle de colporteur.

Maintenant, Maurice était sûr que M. Lacheneur et sa fille étaient seuls à la maison.

Il y courut, et sans frapper il entra.

Dans la première pièce, Marie-Anne et son père étaient accroupis devant la cheminée où flambait un grand feu…

Au bruit de la porte, ils s’étaient retournés; à la vue de Maurice, ils se dressèrent aussi rouges et aussi émus l’un que l’autre.

– Que venez-vous faire ici?… s’écrièrent-ils en même temps.

En toute autre circonstance, Maurice d’Escorval eût été bouleversé par cet accueil ouvertement hostile.

En ce moment, non-seulement il n’en fut pas troublé, mais c’est à peine s’il le remarqua.

– C’est trop d’obstination que de revenir ici contre ma volonté et après ce que je vous ai dit, monsieur d’Escorval, reprit Lacheneur d’une voix rude.

Maurice sourit. Il avait la plénitude de son sang-froid, et même quelque chose de plus, l’étrange lucidité des grandes crises.

D’un seul regard, il avait saisi tous les détails de la pièce où il pénétrait, et s’il eût conservé un doute, il se fut envolé.

Il avait bien vu, sur le feu, une grande marmite pleine de plomb en fusion, et deux moules à balles près des chenets.

– Si j’ose me présenter chez vous, monsieur, prononça-t-il d’un ton ferme et grave, c’est que je sais tout… Vos projets de vengeance, je les ai pénétrés. Vous cherchez des hommes pour vous seconder, n’est-ce pas? Eh bien!… regardez-moi en face, dans les yeux, et dites-moi si je ne suis pas de ceux qu’un chef s’estime heureux d’enrôler…