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Il eût accepté bien d’autres choses!… N’avait-il pas offert à Lacheneur de l’aider à mettre ses comptes au net?…

Et une fois, c’était vers le milieu de février, comme il voyait Chanlouineau très embarrassé pour composer une lettre, il voulut absolument lui servir de secrétaire.

– C’est que ce n’est pas pour moi, cette damnée lettre, disait Chanlouineau, c’est pour un oncle à moi qui marie sa fille…

Bref, Martial se mit à table, et, sous la dictée de Chanlouineau, non sans mainte rature, il écrivit:

«Mon cher ami… Nous sommes enfin d’accord, et le mariage est décidé. Nous ne nous occupons plus que de la noce qui est fixée à… Nous vous invitons à nous faire le plaisir d’y venir. Nous comptons sur vous et vous devez être persuadé que plus vous amènerez de vos amis, plus nous serons contents.

«Comme la fête est sans façons et que nous serons très nombreux, vous nous rendrez service en apportant quelques provisions.»

Si Martial eût pu voir quel sourire avait Chanlouineau en le priant de laisser en blanc la date de «la noce,» il eût, à coup sûr, reconnu qu’il venait de tomber dans un piège grossièrement tendu… Mais il était fasciné.

– Ah ça! marquis, lui disait son père, Chupin prétend que vous ne sortez plus de chez Lacheneur… Quand donc en aurez-vous fini avec cette petite?

Martial ne répondit pas. Il se sentait à la discrétion de cette «petite.» Près d’elle, il perdait son libre arbitre, et chacun de ses regards le remuait comme une commotion électrique. Elle lui eût demandé de la prendre pour femme, qu’il n’eût pas dit: non…

Mais Marie-Anne n’avait pas cette ambition… Toutes ses pensées, tous ses vœux étaient pour le succès de son père…

Maurice et Marie-Anne devaient être les deux plus intrépides auxiliaires de M. Lacheneur. Ils entrevoyaient après le triomphe une si magnifique récompense!…

N’est-ce pas dire la fiévreuse activité que déploya Maurice!… Toute la journée, il courait les hameaux des environs, et le soir, aussitôt le dîner, il s’esquivait, traversant l’Oiselle dans son bateau, et volait à la Rèche.

M. d’Escorval ne pouvait pas ne pas remarquer à la longue les absences de son fils; il surveilla et acquit la certitude que Lacheneur l’avait «embauché;» ce fut son expression.

Saisi d’effroi, il résolut d’aller sur-le-champ, sans prévenir Maurice, trouver son ancien ami, et prévoyant un nouvel échec, il pria l’abbé Midon de l’accompagner.

C’est le 4 mars, vers quatre heures et demie, que M. d’Escorval et le curé de Sairmeuse prirent le chemin des landes de la Rèche. Si tristes ils étaient et si inquiets, qu’ils n’échangèrent pas dix paroles le long de la route.

Un spectacle étrange les attendait à la sortie du bois…

Le jour tombait, mais on distinguait encore les objets…

Devant la maison de Lacheneur se tenait un groupe d’une douzaine de personnes, et M. Lacheneur parlait…

Que disait-il?… Ni le baron, ni le prêtre ne pouvaient l’entendre, mais il y eut un moment où les plus vives acclamations accueillirent ses paroles…

Aussitôt une allumette brilla entre ses doigts… il alluma une torche de paille et la lança sur le toit de chaume de sa maison en criant d’une voix formidable:

– Le sort en est jeté!… Voilà qui vous prouve que je ne reculerai pas…

Cinq minutes après la maison était en flammes…

Dans le lointain on vit une des fenêtres de la citadelle de Montaignac s’éclairer comme un phare… et de tous côtés l’horizon s’empourpra de lueurs d’incendie.

On répondait au signal de Lacheneur…

XX

Ah! l’ambition est une belle chose!…

Déjà presque vieillards, éprouvés par tous les orages du siècle, riches à millions, possesseurs des plus somptueuses habitations de la province, le duc de Sairmeuse et le marquis de Courtomieu n’eussent plus dû, ce semble, aspirer qu’au repos du foyer domestique.

Il leur eût été si facile de se créer une vie heureuse, tout en répandant le bien autour d’eux, tout en préparant pour leur dernière heure un concert de bénédictions et de regrets.

Mais non!… Ils avaient voulu être pour quelque chose dans la manœuvre de ce «vaisseau de l’État,» où personne ne consent plus à rester simple passager.

Nommés, l’un commandant des forces militaires, l’autre président de la Cour prévôtale de Montaignac, ils avaient dû quitter leurs châteaux pour s’installer tant bien que mal à la ville.

Le duc de Sairmeuse habitait, sur la place d’Armes, une grande vieille maison toute délabrée, une ruine où, la nuit, la bise qui se glissait par les portes mal closes venait réveiller ses rhumatismes.

Le marquis de Courtomieu s’était établi en camp volant chez un de ses parents, rue de la Citadelle…

Leur vanité sénile était satisfaite… tout était donc pour le mieux.

Et cependant on traversait alors cette période douloureuse de la Restauration, restée dans toutes les mémoires sous le nom de Terreur Blanche.

Les représailles s’exerçaient librement; les vengeances s’assouvissaient en plein soleil; et les haines privées et d’effroyables cupidités s’abritaient sous le manteau des rancunes politiques. On menaçait même les acheteurs de biens nationaux…

Si bien que les petits, les humbles du peuple, dans les villes, et les paysans, dans les campagnes, épouvantés et intimidés, tournaient leurs pensées et leurs vœux vers «l’autre,» et il leur semblait que le vaisseau qui portait à Sainte-Hélène le vaincu de Waterloo emportait en même temps leurs dernières espérances.

Mais rien de tout cela ne montait jusqu’au duc de Sairmeuse, jusqu’au marquis de Courtomieu.

Louis XVIII régnait, leurs préjugés triomphaient, ils étaient heureux; quel faquin eût osé ne l’être pas!

Donc, nulle inquiétude ne troublait leur sereine satisfaction. Au pis aller, n’avaient-ils pas encore des centaines et des milliers d’Alliés sous la main!

Quelques esprits chagrins leur parlèrent de «mécontentements,» ils les traitèrent de visionnaires.

Cependant, ce jour du 4 mars 1816, le duc de Sairmeuse se mettait à table quand un grand bruit se fit dans le vestibule de la maison…

Il se leva… mais la porte au même moment s’ouvrit, et un homme hors d’haleine entra.

Cet homme, c’était Chupin, le vieux maraudeur, élevé par M. de Sairmeuse à la dignité de garde-chasse.

Evidemment il se passait quelque chose d’extraordinaire.

– Qu’est-ce? interrogea le duc.