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Elle partit en ricanant, laissant Marie-Anne pétrifiée de surprise, de douleur et d’indignation.

Sans avoir l’expérience de Mlle Blanche, elle comprenait bien que cette visite étrange cachait quelque mystère, mais lequel?

Après plus d’une minute, elle était encore immobile à la même place, au milieu du jardin, regardant s’éloigner cette amie de sa prospérité, quand une main s’appuya légèrement sur son bras.

Elle tressaillit, se retourna vivement… et se trouva en face de son père.

Lacheneur était plus blanc que le col de sa chemise, et ses yeux brillaient d’un sinistre éclat.

– J’étais là, dit-il en montrant la porte de sa maison, j’ai tout entendu…

– Mon père…

– Quoi!… voudrais-tu par hasard la défendre, après qu’elle a eu l’infamie de venir ici, chez toi, t’écraser de son insolent bonheur, après qu’elle t’a accablée de son ironique pitié et de ses mépris!… Va! je te l’avais dit, elles sont toutes ainsi, ces filles à qui la vanité a tourné la tête, et qui se croient dans les veines un autre sang que le nôtre… Mais patience!… Le jour de notre revanche luira…

Ils eussent frémi, ceux qu’il menaçait, s’ils l’eussent entendu et vu en ce moment, tant il y avait de rage dans son accent, tant il paraissait formidable.

– Et toi, reprit-il, ma fille bien-aimée, ma pauvre Marie-Anne; toi, tu n’as rien compris aux outrages de cette noble héritière… Tu te demandes, n’est-ce pas, dans ton innocence, quelles raisons elle a de t’en vouloir?… Eh bien! je vais te les dire: elle s’imagine que le marquis de Sairmeuse est ton amant.

Marie-Anne chancela sous ce coup terrible et un spasme nerveux la secoua de la nuque aux talons.

– Est-ce possible!… balbutia-t-elle, grand Dieu… quelle honte!… quelle humiliation!…

– Eh bien! reprit froidement Lacheneur, qu’y a-t-il là qui t’étonne?… Ne t’attendais-tu pas à cela, le jour où, fille dévouée, tu t’es résignée, pour servir mes desseins, à subir les fades et écœurants hommages de ce marquis du Sairmeuse que tu exècres et que je méprise?…

– Mais Maurice! Maurice me méprisera… Je puis tout accepter, oui, tout, excepté cela…

M. Lacheneur ne répondit pas, le désespoir de Marie-Anne était déchirant; il sentit qu’il s’attendrissait et rentra.

Mais sa pénétration avait deviné juste. En attendant de trouver une vengeance digne d’elle, Mlle Blanche résolut de se servir d’une arme que la jalousie et la haine trouvent toujours à leur service: la calomnie.

Cependant, deux ou trois histoires abominables, par elle imaginées, et qu’elle forçait tante Médie de répéter partout, ne produisirent pas l’effet qu’elle espérait.

La réputation de Marie-Anne fut perdue, mais Martial, loin de cesser ses visites chez Lacheneur, les fit plus longues et plus fréquentes. Même, craignant d’être pris pour dupe, il surveilla…

Et c’est ainsi qu’un soir où il était sûr que Lacheneur, son fils et Chanlouineau étaient absents, Martial aperçut un homme qui s’échappait de la maison et traversait en courant la lande.

Il s’élança à la poursuite de cet homme, mais il lui échappa…

Il avait cru reconnaître Maurice d’Escorval.

XVIII

Les chances favorables qu’il entrevoyait encore, après les confidences de son fils, le baron d’Escorval avait eu la prudence de les taire.

– Mon pauvre Maurice, pensait-il, est désolé mais résigné; mieux vaut lui laisser la certitude du malheur que l’exposer à un mécompte…

Mais la passion a parfois les éclairs de la double vue.

Ce que le baron taisait, Maurice le devina, et il se raccrocha à ce chétif espoir avec l’âpre ténacité du noyé, qui, au fond de l’eau, serre encore entre ses mains crispées la planche qui n’a pu le sauver.

S’il n’interrogea pas, c’est qu’il était bien persuadé qu’on ne lui dirait pas la vérité.

Seulement, dès ce moment, il guetta tout ce qui se passait dans la maison, servi par cette prodigieuse subtilité de sens que communique la fièvre.

Il était dans son lit, assoupi en apparence, mais pas un des mouvements du baron ne lui échappait.

Ainsi, il l’entendit passer ses bottes, demander son chapeau, et trier une canne parmi celles qui se trouvaient dans le vestibule. Il distingua le grincement des ferrures de la grille extérieure.

– Mon père sort, se dit-il.

Et si extrême que fût sa faiblesse, il réussit à se traîner jusqu’à la fenêtre, assez à temps pour reconnaître la justesse de ses conjectures.

– Si mon père sort, pensa-t-il encore, ce ne peut être que pour se rendre chez M. Lacheneur… donc il ne désespère pas tout à fait…

Un fauteuil était près de lui, il s’y laissa tomber, songeant qu’en guettant à la fenêtre le retour de son père, il connaîtrait sa destinée quelques secondes plus tôt.

Il la connut au bout de trois mortelles heures.

À la seule attitude de M. d’Escorval, il vit bien que tout, cette fois, était irrémissiblement perdu; il en fut sûr, comme l’accusé qui a lu sur le visage morne des jurés le verdict fatal qu’ils vont prononcer.

Il eut besoin de toute son énergie pour regagner son lit, il se sentait mourir.

Mais bientôt il eut honte de cette faiblesse qu’il jugeait indigne. Il voulut savoir ce qui s’était passé, demander des détails.

Il sonna et dit au domestique qu’il souhaitait parler à son père. M. d’Escorval ne tarda pas à paraître.

– Eh bien?… cria Maurice.

Rien qu’à l’accent de cette question, M. d’Escorval se sentit deviné.

Dès lors, à quoi bon nier?…

– Lacheneur a été sourd à mes remontrances et à mes prières, répondit-il d’un ton grave… Il ne te reste plus qu’à te soumettre, mon fils, sans arrière-pensée. Je ne te dirai pas que le temps emportera jusqu’au souvenir d’une douleur qui te semble en ce moment devoir être éternelle… tu ne me croirais pas. Mieux vaut te dire: tu es homme, montre-le par ton courage. Je te dirai encore: défends-toi de penser à Marie-Anne, comme le voyageur côtoyant un précipice se défend de songer au vertige…

– Vous avez vu Marie-Anne, mon père, vous lui avez parlé?…

– Je l’ai trouvée plus inflexible que Lacheneur.

– Inflexibles!… ils me repoussent, et ils reçoivent peut-être Chanlouineau.

– Chanlouineau est devenu leur commensal…

– Mon Dieu!… Et Martial de Sairmeuse?…