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– Eh bien! oui!… s’écria-t-il avec un affreux blasphème, oui, vous l’avez dit: Marie-Anne doit être et sera l’instrument de mes projets… Ah! c’est ainsi. L’homme qui est où j’en suis ne s’arrête plus aux considérations qui retiennent les autres hommes. Fortune, amis, famille, la vie, l’honneur, j’ai d’avance tout sacrifié. Périsse la vertu de ma fille, périsse ma fille même, que m’importe! pourvu que je réussisse…

Il était effrayant d’énergie et de fanatisme, ses poings crispés menaçaient d’invisibles ennemis, ses yeux s’injectaient de sang.

Le baron le saisit par le revers de sa redingote comme s’il eût craint qu’il ne lui échappât…

– Vous l’avouez donc, lui dit-il… Vous voulez vous venger des Sairmeuse et vous avez fait Chanlouineau votre complice.

Mais Lacheneur, d’un mouvement brusque, se dégagea.

– Je n’avoue rien, répliqua-t-il… Et cependant je veux vous rassurer…

Il leva la main comme pour prêter serment, et d’une voix solennelle:

– Devant Dieu qui m’entend, prononça-t-il; sur tout ce que j’ai de sacré au monde, par la mémoire de ma sainte femme qui est en terre, je jure que je ne médite rien contre les Sairmeuse, que je n’ai jamais eu l’idée de toucher seulement un cheveu de leur tête… Je les ménage parce que j’ai absolument besoin d’eux. Ils m’aideront sans s’en douter.

Lacheneur disait vrai, cette fois; on le sentait; la vérité trouve à son service d’irrésistibles accents. Cependant M. d’Escorval feignit de douter. Il pensa qui si lui, de sang-froid, il attisait la colère de ce malheureux, il lui arracherait toute sa pensée. C’est donc d’un air de défiance insultante qu’il dit:

– Comment croire à vos serments, après vos aveux!… Calcul inutile!… Éclairé par une dernière lueur de raison, Lacheneur vit le piège; tout son calme lui revint comme par magie.

– Soit, monsieur le baron, dit-il, ne me croyez pas. Mais vous n’obtiendrez plus un mot de moi sur ce sujet; je n’en ai que trop dit. Je sais que votre seule amitié vous guide, ma reconnaissance est grande, mais je ne puis vous répondre. Les événements ont creusé un abîme entre nous, n’essayons pas de le franchir. Pourquoi nous revoir encore?… Il me faut vous répéter ce que je disais hier à M. l’abbé Midon. Si vous êtes mon ami, ne revenez plus ici, jamais, ni de nuit ni de jour, sous aucun prétexte… On irait vous dire que je suis à la mort, n’importe! ne venez pas, la maison est fatale. Et si vous me rencontrez, détournez-vous, évitez-moi comme un pestiféré dont le contact peut être mortel!… Le baron se taisait. C’était là, sous une forme nouvelle et bien autrement saisissante, ce que déjà lui avait dit Marie-Anne. Et son esprit s’épuisait à chercher le mot de cette effrayante énigme.

– Mais il y a mieux, poursuivait Lacheneur. Tout en ce pays est fait pour éterniser le désespoir de Maurice. Il n’est pas un sentier, pas un arbre, pas une fleur qui ne lui rappelle cruellement le rêve de ses amours perdues… Partez, emmenez-le, loin, bien loin…

– Eh!… le puis-je!… Ce misérable Fouché ne m’a-t-il pas emprisonné ici!…

– Raison de plus pour écouter mes conseils. Vous avez été l’ami de l’Empereur, donc vous êtes suspect. Vous êtes environné d’espions. Vos ennemis guettent dans l’ombre une occasion de vous perdre. Que leur faut-il pour vous jeter en prison?… Une démarche mal interprétée, une lettre, un mot… La frontière est proche, allez attendre à l’étranger des temps plus heureux…

– C’est ce que je ne ferai pas, dit fièrement M. d’Escorval.

Son accent n’admettait pas de discussion, Lacheneur ne le comprit que trop, et il parut désespéré.

– Ah!… vous êtes comme l’abbé Midon, fit-il d’une voix sourde, vous ne voulez pas croire… Qui sait cependant ce qui peut vous en coûter d’être venu ici ce matin? Enfin, il est dit que nul ne peut fuir sa destinée. Mais si quelque jour la main du bourreau s’abattait sur votre épaule, rappelez-vous que je vous ai prévenu, et ne me maudissez pas…

Il dit… et voyant que cette sinistre prophétie n’ébranlait pas le baron, il lui serra la main comme pour un suprême adieu, et alla ouvrir la porte au marquis de Sairmeuse.

Martial était peut-être dépite de rencontrer M. d’Escorval; il ne l’en salua pas moins avec une politesse étudiée, et tout aussitôt il se mit à raconter gaiement à M. Lacheneur que les objets choisis par lui au château venaient d’être chargés sur des charrettes qui allaient arriver…

M. d’Escorval n’avait plus rien à faire dans cette maison. Parler à Marie-Anne était impossible; Chanlouineau et Jean la gardaient à vue.

Il se retira donc… et lentement, poigné par les plus cruelles angoisses, il redescendit cette côte de la Rèche que deux heures plus tôt il gravissait le cœur plein d’espoir.

Qu’allait-il dire au pauvre Maurice?…

Il arrivait au petit bois de pins, quand un pas jeune et leste, sur le sentier, le fit se retourner.

Le marquis de Sairmeuse arrivait, lui faisant signe. Il s’arrêta, très surpris. Martial l’aborda avec cet air de juvénile franchise qu’il savait si bien prendre, et d’un ton brusque:

– J’espère, monsieur, dit-il, que vous m’excuserez de vous avoir poursuivi quand vous m’aurez entendu. Je ne suis pas de votre bord, j’exècre ce que vous adorez, mais je n’ai ni la passion ni les rancunes de vos ennemis. C’est pourquoi je vous dis: à votre place, je voyagerais… La frontière est à deux pas, un bon cheval et un temps de galop, et on est à l’abri… À bon entendeur salut!

Et sans attendre une réponse, il s’éloigna.

M. d’Escorval était confondu.

– On dirait une conspiration pour me chasser, murmura-t-il. Mais j’ai de fortes raisons de suspecter la bonne foi de ce beau fils.

Martial était déjà loin.

Moins préoccupé, il eût aperçu deux ombres le long du bois: Mlle Blanche de Courtomieu, suivie de l’inévitable tante Médie, était venue l’épier.

XVII

M. le marquis de Courtomieu idolâtrait sa fille; c’était un fait admis, notoire dans le pays, incontestable et incontesté.

Venait-on à lui parler de Mlle Blanche, on ne manquait jamais de lui dire:

– Vous qui adorez votre fille…

Et si lui-même en parlait, il disait:

– Moi qui adore Blanche…

La vérité est qu’il eût donné bonne chose, le tiers de sa fortune, pour en être débarrassé.

Cette jeune fille toute souriante, qui semblait encore une enfant, avait su prendre sur lui un empire absolu dont elle abusait; et, selon son expression en ses jours de mauvaise humeur, «elle le menait comme un tambour.»

Or, le marquis était excédé du despotisme de sa fille. Il était las de plier comme une baguette de vime au souffle de tous ses caprices… et Dieu sait si elle en avait!