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– Mais c’est insensé! s’écria M. d’Escorval, c’est à peine si les gens qui font ce métier gagnent leur vie de chaque jour!…

– Erreur, monsieur le baron. Mes calculs sont faits, le bénéfice est de trente pour cent. Et notez que nous serons trois à vendre, car je confierai une balle à mon fils et une autre à Chanlouineau, qui feront des tournées de leur côté.

– Quoi!… Chanlouineau…

– Devient mon associé.

– Et ses terres, qui en prendra soin?

– Il aura des journaliers…

Et là-dessus, voulant sans doute faire entendre à M. d’Escorval que sa visite avait assez duré, Lacheneur se mit aussi, lui, à arranger les petits paquets qui devaient emplir la balle du marchand ambulant.

Mais le baron ne pouvait s’éloigner ainsi, maintenant surtout que ses soupçons devenaient presque une certitude.

– Il faut que je vous parle!… dit-il brusquement.

M. Lacheneur se retourna.

– C’est que je suis bien occupé, répondit-il avec une visible hésitation.

– Je ne vous demande que cinq minutes. Cependant, si vous ne les avez pas aujourd’hui, je reviendrai demain… après-demain… tous les jours, jusqu’à ce que je puisse me trouver seul avec vous.

Ainsi pressé, Lacheneur comprit qu’il n’éviterait pas cet entretien; il eut le geste de l’homme qui se résigne, et, s’adressant à son fils et à Chanlouineau:

– Allez donc voir un moment de l’autre côté, si j’y suis… dit-il.

Ils sortirent, et dès que la porte fut refermée:

– Je sais, monsieur le baron, commença-t-il, très vite, quelles raisons vous amènent. Vous venez me demander encore Marie-Anne… Je sais que mon refus a failli tuer Maurice; croyez que j’ai cruellement souffert… Mais mon refus n’en reste pas moins définitif, irrévocable. Il n’est pas au monde de puissance capable de me faire revenir sur ma résolution. Ne me demandez pas les motifs de ma décision, je ne vous les dirais pas… croyez qu’ils sont graves…

– Nous ne sommes donc pas vos amis!…

– Vous!… monsieur, s’écria Lacheneur, avec l’accent de la plus vive affection, vous!… Ah! vous le savez bien, vous êtes les meilleurs, les seuls amis que j’aie ici-bas!… Je serais le dernier et le plus misérable des hommes, si jusqu’à mon dernier soupir je ne gardais le souvenir précieux de vos bontés. Oui, vous êtes mes amis, oui je vous suis dévoué… et c’est pour cela même que je vous réponds; non, non, jamais!…

Il n’y avait plus à douter. M. d’Escorval saisit les poignets de Lacheneur, et les serrant à les briser:

– Malheureux!… dit-il d’une voix sourde, que voulez-vous faire! quelle vengeance terrible rêvez-vous!…

– Je vous jure…

– Oh! ne jurez pas. On ne trompe pas un homme de mon âge et de mon expérience. Vos projets, je les devine… vous haïssez les Sairmeuse plus mortellement que jamais.

– Moi!…

– Oui, vous… et si vous semblez oublier, c’est afin qu’ils oublient, eux aussi… Ces gens-là vous ont trop cruellement offensé pour ne pas vous craindre, vous le comprenez bien, et vous faites tout au monde pour les rassurer… Vous allez au devant de leurs avances, vous vous agenouillez devant eux… pourquoi?… Parce que vous êtes sûr qu’ils seront à vous quand vous aurez endormi leurs défiances, et que vous pourrez les frapper plus sûrement…

Il s’arrêta, on ouvrait la porte de communication. Marie-Anne parut:

– Mon père, dit-elle, voici M. le marquis de Sairmeuse.

Ce nom, que Marie-Anne jetait d’une voix effrayante de calme, au milieu d’une explication brûlante, ce nom de Sairmeuse empruntait aux circonstances une telle signification, que M. d’Escorval fut comme pétrifié.

– Il ose venir ici, pensa-t-il. Comment ne craint-il pas que les murs ne s’écroulent sur lui!…

M. Lacheneur avait foudroyé sa fille du regard. Il la soupçonnait d’une ruse qui pouvait le forcer à se découvrir. En une seconde, les plus furieuses passions contractèrent ses traits.

Mais il se remit, par un prodige de volonté. Il courut à la porte, repoussa Marie-Anne, et s’appuyant à l’huisserie, il se pencha dans la première pièce, en disant:

– Daignez m’excuser, monsieur le marquis, si je prends la liberté de vous prier d’attendre; je termine une affaire et je suis à vous à l’instant…

Il n’y avait dans son accent ni trouble ni colère, mais bien une respectueuse déférence et comme un sentiment profond de gratitude.

Ayant dit, il attira la porte à lui et se retourna vers M. d’Escorval.

Le baron, debout, les bras croisés, avait assisté à cette scène de l’air d’un homme qui doute du témoignage de ses sens; et cependant il en comprenait la portée.

– Ainsi, dit-il à Lacheneur, ce jeune homme vient ici, chez vous?…

– Presque tous les jours… non à cette heure, mais un peu plus tard.

– Et vous le recevez, vous l’accueillez!…

– De mon mieux, oui, monsieur le baron. Comment ne serais-je pas sensible à l’honneur qu’il me fait!… D’ailleurs, nous avons à débattre des intérêts sérieux… Nous nous occupons de régulariser la restitution de Sairmeuse… J’ai à lui donner des détails infinis pour l’exploitation des propriétés…

– Et c’est à moi, interrompit le baron, à moi, votre ami, que vous espérez faire entendre que vous, un homme d’une intelligence supérieure, vous êtes dupe des prétextes dont se pare M. le marquis de Sairmeuse pour hanter votre maison!… Regardez-moi dans les yeux… oui, comme cela!… Et maintenant osez me soutenir que véritablement, dans votre conscience, vous croyez que les visites de ce jeune homme s’adressent à vous!…

L’œil de Lacheneur ne vacilla pas.

– À qui donc s’adresseraient-elles? dit-il.

Cette opiniâtre sérénité trompait toutes les prévisions du baron. Il n’avait plus qu’à frapper un grand coup.

– Prenez garde, Lacheneur!… prononça-t-il sévèrement. Songez à la situation que vous faites à votre fille, entre Chanlouineau qui la voudrait pour femme, et M. de Sairmeuse qui la veut…

– Qui la veut pour maîtresse, n’est-ce pas?… Oh! dites le mot. Mais que m’importe!… Je suis sur de Marie-Anne et je méprise les propos des imbéciles.

M. d’Escorval frémit.

– En d’autres termes, dit-il d’un ton indigné, vous faites de l’honneur et de la réputation de votre fille les enjeux de la partie que vous engagez!…

C’en était trop. Toutes les passions furieuses que Lacheneur comprimait éclatèrent à la fois; il ne songea plus à se contenir.