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Mais si grandes que fussent ses inquiétudes, il parvint à en maîtriser l’expression, et c’est presque de sa bonne voix d’autrefois, sa voix des temps heureux, qu’il engagea M. d’Escorval à le suivre dans la chambre voisine.

– C’est le salon de réception et mon cabinet de travail, dit-il en souriant.

Cette pièce, beaucoup plus grande que la première, était tout aussi sommairement meublée, mais elle était encombrée de petits volumes et d’une quantité infinie de menus paquets.

Deux hommes étaient occupés à ranger ces paquets et ces livres.

L’un était Chanlouineau.

M. d’Escorval ne se rappelait pas avoir jamais vu l’autre, qui était tout jeune.

– C’est mon fils Jean, monsieur le baron, dit Lacheneur… Dame!… il a changé depuis tantôt dix ans que vous ne l’avez vu.

C’était vrai… Il y avait bien dix bonnes années au moins que le baron d’Escorval n’avait en l’occasion de voir le fils de Lacheneur.

Comme le temps passe!… Il l’avait quitté enfant, il le retrouvait homme.

Jean venait d’avoir vingt ans, mais des traits fatigués et une barbe précoce le faisaient paraître plus vieux.

Il était grand, très bien de sa personne, et sa physionomie annonçait une vive intelligence.

Malgré cela, il ne plaisait pas à première vue. Il y avait en lui un certain «on ne sait quoi» qui effarouchait la sympathie. Son regard mobile fuyait le regard de l’interlocuteur, son sourire offrait le caractère de l’astuce et de la méchanceté.

– Ce garçon, pensa M. d’Escorval, doit être faux comme un jeton.

Présenté par son père, il s’était incliné devant le baron, profondément, mais avec une mauvaise grâce très appréciable.

M. Lacheneur, lui, poursuivait:

– N’ayant plus les moyens d’entretenir Jean à Paris, j’ai dû le faire revenir… Ma ruine sera peut-être un bonheur pour lui!… L’air des grandes villes ne vaut rien pour les fils des paysans. Nous les y envoyons, vaniteux que nous sommes, pour qu’ils y apprennent à s’élever au-dessus de leur père, et pas du tout, ils n’aspirent qu’à descendre…

– Mon père, interrompit le jeune homme, mon père!… Attendez au moins que nous soyons seuls!…

– M. d’Escorval n’est pas un étranger!…

Chanlouineau était évidemment du parti du fils; il multipliait les signes pour engager M. Lacheneur à se taire.

Il ne les vit pas ou il ne lui plut pas d’en tenir compte, car il continua:

– J’ai dû vous ennuyer, monsieur le baron, à force de vous répéter: «Je suis content de mon fils, je lui vois une ambition honorable, il travaille, il arrivera…» Je le croyais sur la foi de ses lettres. Ah! j’étais un père naïf! L’ami chargé de porter à Jean l’ordre de revenir m’a appris la vérité. Ce jeune homme modèle ne sortait des tripots que pour courir les bals publics… Il s’était amouraché d’une mauvaise petite sauteuse de je ne sais quel théâtre infime, et pour plaire à cette créature, il montait sur les planches et se montrait à ses côtés, la face barbouillée de blanc et de rouge…

– Monter sur un théâtre n’est pas un crime!

– Non, mais c’en est un que de tromper son père, c’en est un que de se draper d’une fausse vertu!… T’ai-je jamais refusé de l’argent? non. Mais plutôt que de m’en demander, tu faisais des dettes partout, et tu dois au moins vingt mille francs!

Jean baissait la tête; son irritation était visible, mais il craignait son père.

– Vingt mille francs!… répétait M. Lacheneur, je les avais il y a quinze jours… je n’ai plus rien. Je ne puis espérer cette somme que de la générosité des Messieurs de Sairmeuse…

Cette phrase, dans sa bouche, dépassait tellement tout ce que pouvait imaginer le baron, qu’il ne fut pas maître d’un mouvement de stupeur.

Ce geste, Lacheneur le surprit, et c’est avec toutes les apparences de la sincérité et de la plus entière bonne foi, qu’il reprit:

– Ce que je dis là vous étonne, monsieur? Je le comprends. La colère du premier moment m’a arraché tant de propos ridicules!… Mais je me suis calmé et j’ai reconnu mon injustice. Que vouliez-vous que fît le duc? Devait-il me faire cadeau de Sairmeuse? Il a été un peu brusque, je l’avoue, mais c’est son genre; au fond il est le meilleur des hommes…

– Vous l’avez donc revu?…

– Lui, non; mais j’ai revu son fils, M. le marquis. Même, je suis allé avec lui au château pour y désigner les objets que je désire garder… Oh! il n’y a pas à dire non, on a tout mis à ma disposition, tout. J’ai choisi ce que j’ai voulu, meubles, vêtements, linge… On m’apportera tout cela ici, et j’y serai comme un seigneur…

– Pourquoi ne pas chercher une autre maison? celle-ci…

– Celle-ci me plaît, monsieur le baron; sa situation surtout me convient.

Au fait, pourquoi les Sairmeuse n’auraient-ils pas regretté l’odieux de leur conduite? Était-il impossible que les rancunes de Lacheneur eussent cédé devant les plus honorables réparations? Ainsi pensa M. d’Escorval.

– Dire que M. le marquis a été bon, continuait Lacheneur, serait trop peu dire. Il a eu pour nous les plus délicates attentions. Par exemple, ayant vu combien Marie-Anne regrette ses fleurs, il a déclaré qu’il allait lui en envoyer de quoi remplir notre petit jardin, et qu’il les ferait renouveler tous les mois…

Comme tous les gens passionnés, M. Lacheneur outrait le rôle qu’il s’était imposé. Ce dernier exemple était de trop; il éclaira d’une sinistre lueur l’esprit de M. d’Escorval.

– Grand Dieu!… pensa-t-il, ce malheureux méditerait-il un crime!…

Il regarda Chanlouineau et son inquiétude augmenta. Aux noms du marquis et de Marie-Anne, le robuste gars était devenu blême.

– Il est entendu, disait Lacheneur de l’air le plus satisfait, qu’on me donnera les dix mille francs que m’avait légués Mlle Armande. En outre, j’aurai à fixer le chiffre de l’indemnité qu’on reconnaît me devoir. Et ce n’est pas tout: on m’a offert de gérer Sairmeuse, moyennant de bons appointements… Je serais allé loger avec ma fille au pavillon de garde, que j’ai habité si longtemps… Toutes réflexions faites, j’ai refusé. Après avoir joui longtemps d’une fortune qui ne m’appartenait pas, je veux en amasser une qui sera bien à moi…

– Serait-il indiscret de vous demander ce que vous comptez faire?…

– Pas le moins du monde… Je m’établis colporteur.

M. d’Escorval n’en pouvait croire ses oreilles.

– Colporteur?… répéta-t-il.

– Oui, monsieur. Tenez, voici ma balle, là-bas, dans ce coin…