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– Aussi n’est-ce point là que je vous vis, madame. Si mes souvenirs sont exacts, cette rencontre daterait déjà de quelques années.

– À cette époque, nous n’étions pas encore en France, monsieur.

– Eh! mais c’est bien cela! s’exclama l’Homme de la nuit. Je vous ai vue, madame, en Asie, et cette heureuse rencontre eut lieu au Siam!

– Au Siam! firent à la fois Lawrence et sa femme. Au Siam! Nous étions bien au Siam!

– Mais… je ne me rappelle pas… dit Lawrence.

– Pardon, pardon! vous confondez, monsieur, interrompit l’Homme de la nuit. Il n’est pas étonnant que vous ne vous rappeliez point une rencontre que je n’eus pas avec vous. J’ai dit: «avec madame.»

– C’est curieux! Et dans quelles circonstances? demanda Adrienne.

– La chose s’est passée un soir, à Bangkok, sur la rive du Meinam. Vous étiez seule, madame, et vous rentriez, sans doute, chez vous. Le hasard voulut que la route que je suivais se croisât avec la vôtre. Deux Chinois ivres s’approchèrent de vous et vous tinrent de tels propos que je vous entendis crier, car ils avaient joint bientôt le geste à la parole.

«Leur attaque se précisa, et vous vous débattiez, quand j’accourus et les mis en fuite de quelques coups de revolver. Vous étiez fort émotionnée.»

– Mais cette histoire est parfaitement exacte! s’écria Lawrence. Et je me rappelle, en effet, tous les détails de l’événement, que ma femme me narra à son retour.

– Eh bien, monsieur, l’homme qui rendit ce léger service à mon aimable voisine, je vous le présente: c’est moi!…

– Vous! fit Adrienne… J’avais cru, dans la nuit, distinguer une autre silhouette que la vôtre…

– La nuit, fit Arnoldson en souriant, la nuit, madame, tous les chats sont gris… C’était moi!

– Alors, monsieur, déclara Lawrence, nous vous remercions. Je n’oublierai point ce service, et veuillez me considérer comme votre ami. Mais, vraiment, que la Providence a des combinaisons bizarres! Au Siam, nous n’avons pu retrouver l’homme qui prit la défense de ma femme, et il nous faut un orage à Villiers-sur-Morin pour que nous puissions enfin le remercier dans un coin du bois de Misère!

Arnoldson s’inclina:

– Je bénis l’orage, monsieur. Non point parce qu’il me donne l’occasion de vous faire le récit d’un bien petit exploit, que la modestie m’ordonnerait de taire, mais parce que, grâce à lui, j’espère que des relations amicales s’établiront entre nous.

Il se tourna vers Pold et Lily et dit, en riant de son affreux sourire:

– Vous avez des enfants! De bien beaux enfants! Or moi, vous savez, je les adore, les enfants!… Je les adore…

– Nous serons heureux de vous recevoir à la villa des Volubilis…

– Et moi, monsieur, si vous voulez accepter de temps en temps l’hospitalité à la villa des Pavots (c’est ainsi que j’ai nommé ma nouvelle propriété), vous me verrez le plus heureux des hommes!

Lawrence s’inclina. Adrienne ne soufflait mot.

– Et puis, continua l’Homme de la nuit, je crois que nous aurons souvent l’occasion de parler d’affaires. Vous vous occupez beaucoup de mines d’or. Voyez comme cela se rencontre encore: ma fortune, à moi, est à moitié basée sur les mines d’or. Il n’y a rien d’étonnant à cette rencontre d’intérêts, et c’est certainement ce qui nous amena jadis, vous et moi, au Siam.

– Oui, monsieur, acquiesça Lawrence. Mais, me trouvant suffisamment riche, j’ai dit adieu aux affaires, et il ne me reste de mes relations avec le minerai d’or que de nombreuses actions des mines du Mékong.

– Parfaitement. C’est un détail que j’ai appris en Bourse, et c’est justement de ces actions que je désirais vous entretenir. J’ai le projet de vous les acheter, et peut-être arriverons-nous à nous entendre… Mais quittons ceci: nous aurons bien le temps de revenir sur cette question…

Le souper touchait à sa fin. Adrienne s’étant levée, tout le monde se leva. Lily, vaguement, somnolait.

Arnoldson prit congé de la famille. Il s’inclina et, soudain, au moment où il saluait Adrienne, il lui saisit la main, que celle-ci lui tendait comme à regret, et, sur cette main, il posa ses lèvres. Ce fut un baiser dont Adrienne devait longtemps garder la sensation, un baiser qui se posa sur sa chair et qui l’aspira comme eût fait une ventouse. Très pâle, elle retira sa main de la bouche de cet homme.

Arnoldson s’était relevé et paraissait fort content de lui. Il fit, en se dandinant:

– Voyez-vous, madame, il n’y a encore que les vieillards pour être galants! Aujourd’hui, les jeunes gens ne savent plus embrasser la main des jolies femmes.

Et il s’en alla avec un petit rire métallique.

Une demi-heure plus tard, si tous les voyageurs amenés par l’orage à l’auberge Rouge ne dormaient pas, tous étaient couchés.

En revanche, ceux qui les avaient précédés dans cette sinistre demeure et qui s’y trouvaient réunis de par la volonté d’Arnoldson tenaient conciliabule dans la chambre de celui-ci.

Dans cette chambre se trouvaient réunis Arnoldson, le prince Agra, Joe et Harrison.

À la porte, l’Aigle veillait.

Joe et Harrison, depuis un quart d’heure au moins, parlaient, et l’on ne savait si Arnoldson les écoutait, tant il semblait rester indifférent à leurs propositions et à leurs projets.

Quant au prince Agra, il était à la fenêtre et regardait les étoiles.

Joe disait:

– Maître! maître! ils sont tous là sous ta main. Étends-là, et pas un n’échappera. C’est la Providence qui te les donne. Tu peux en faire ce que tu voudras. Nous avons attendu vingt ans cette heure-là. L’occasion est unique. Frappe!…

– Qu’allez-vous faire de vos assassins, monsieur?

Arnoldson se décida enfin à parler:

– J’ai tant attendu que je me jugerais un pauvre homme si je cédais à la tentation de me venger ce soir… Que vaut la vengeance brève, la minute de satisfaction sauvage que j’éprouverais à les voir périr de ma main, à côté de ce que je leur ai préparé?… Et puis, vous le savez, jamais de violence… À quoi bon? Ma puissance morale sur mes ennemis est telle qu’ils se chargent de faire ma besogne et qu’ils mettent à me venger eux-mêmes sur eux-mêmes une telle ardeur que cela vous fera vraiment plaisir à voir…

«Et, maintenant, messieurs, allez, commanda Arnoldson à Harrison et à Joe, allez et n’attendez plus de l’Homme de la nuit que des ordres!…»

Arnoldson, resté seul avec Agra, se tourna vers lui:

– Quant à vous, prince, écoutez-moi. Il est une enfant, belle, aussi pure que la madone. Son corps est un lys. Je vous donne Lily, la fille de Lawrence!