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III UN AIMABLE CONVIVE

Lawrence regarda venir à lui, avec une stupéfaction non dissimulée, cet homme dont l’apparition soudaine chez Diane avait tant intrigué tous les invités.

– Dieu! ce qu’il est laid! fit Pold tout bas à Lily.

Lily dit:

– Moi, il me fait peur!

Adrienne constatait avec étonnement que son mari paraissait déjà connaître l’étrange individu qui le saluait en ce moment.

– Sir Arnoldson, je crois? demanda Lawrence.

– Lui-même, monsieur, lui-même, qui vous remercie de vouloir bien l’accueillir à votre table et qui vous serait reconnaissant de le présenter à votre charmante famille.

Et Arnoldson s’inclina de nouveau.

Se tournant vers Adrienne, Lawrence dit:

– J’ai eu l’occasion de rencontrer monsieur, dans la société, de Paris. Comme il nous a été présenté, à mes amis et à moi d’une façon un peu… collective, j’ai retenu son nom, mais je doute qu’il m’ait remarqué.

Pendant qu’il parlait, l’Homme de la nuit ne regarda pas Adrienne. Il dit:

– Pardon, monsieur Lawrence, pardon. Je vous ai remarqué et avant cette présentation, je connaissais déjà votre nom.

– Et comment cela, monsieur?

– Je ne pouvais vraisemblablement pas ignorer le nom de mon voisin de campagne.

– Votre voisin de campagne?

– Eh! oui, cher monsieur. Eh! oui, je suis votre voisin de campagne, et nous étions destinés tôt ou tard à nous connaître. C’est moi qui me suis rendu acquéreur de cette propriété qui touche à la villa des Volubilis et que je vais habiter pas plus tard que demain… Aussi, quand Joe, l’aubergiste, et qui sera mon jardinier, m’a dit tout à l’heure que mes voisins lui demandaient l’hospitalité, vous comprenez avec quelle joie j’ai saisi une pareille occasion de venir vous saluer.

Ce disant l’Homme de la nuit se dandinait d’un pied sur l’autre et souriait d’un air béat.

Lawrence fit:

– Tout s’explique.

L’Homme de la nuit repartit, avec un rire bizarre qui attira l’attention d’Adrienne.

– Mais oui, cher monsieur, tout s’explique!… Tout s’explique!…

Lawrence procédait aux présentations, selon que les personnes s’offraient à son regard:

– Mes enfants: Pold et Lily.

Il arriva ainsi à Adrienne, qui était alors derrière lui et qu’il avait presque entièrement cachée, en se levant, à Arnoldson.

Du reste, l’Homme de la nuit ne l’avait pas encore regardée, n’avait pas encore osé la regarder!

Son rire, son attitude d’indifférence et de calme cachaient une anxiété profonde.

Ainsi, il allait se retrouver devant cette femme par laquelle il avait tant souffert, en face de cette Mary qu’il avait adorée et dont il s’était cru aimé pour la vie!

Mais, hélas! s’il était dans une anxiété telle, c’est qu’à l’heure où il allait la revoir il en était à redouter encore l’amour d’autrefois pour la haine d’aujourd’hui. Et il se demandait lequel de ces deux sentiments allait définitivement l’emporter sur l’autre.

– Ma femme, dit Lawrence, tourné vers Adrienne.

L’Homme de la nuit leva les yeux sur elle. Il s’appuya à une chaise et cacha immédiatement le trouble terrible où il se trouvait dans un salut profond et lent. Quand il releva la tête, son émotion semblait vaincue et il avait à nouveau son coin de rire aux lèvres.

Sur la prière de Lawrence, il s’assit à côté d’Adrienne, qui retint à grand-peine un mouvement de répulsion au voisinage de cet homme, pour lequel elle sentait naître en elle une puissante antipathie. Il se glissa donc près d’elle en silence. Il lui eût été impossible alors de prononcer un mot.

Les passions les plus contradictoires agitaient son être.

Adrienne! Mary! Qu’elle était belle encore!

Elle était loin de paraître ses trente-sept ans. Elle était de ces femmes auxquelles on accorde pendant dix ans la trentaine. Elle était la femme, dans toute la splendeur de ses formes.

Cependant que les convives se partageaient le modeste repas servi par Joe, repas de viandes fumées et de conserves, l’Homme de la nuit regardait Adrienne. Derrière ses lunettes noires, ses yeux fixaient cette femme qu’il haïssait de toutes ses forces et… qu’il aimait de toute son âme.

Quand, par hasard, son regard errait sur les autres personnages que l’orage avait jetés d’une façon si imprévue autour de la table de l’auberge Rouge, il n’éprouvait à les voir nulle émotion; pas même de la colère. Leur sort, qu’il avait fixé, l’était si définitivement que ces gens ne semblaient plus l’intéresser. Il les avait condamnés. Il savait par quels supplices intermédiaires il les ferait passer avant l’expiation finale.

Aussi, laissant Lawrence, Pold et Lily, revenait-il toujours à Adrienne. Pour elle aussi, il avait cru pouvoir, de longue main, préparer sa vengeance, et voilà qu’un événement auquel il n’avait pas songé dérangeait ses plans. L’insensé, qui avait pensé n’avoir plus pour cette femme que de la haine et qui découvrait, tout à coup, qu’il l’aimait encore! La seule vision de la jeune fille d’autrefois transformée, en beauté, en la femme d’à présent lui révélait cette chose qu’après vingt ans il eût cru impossible! L’Homme de la nuit aimait cette femme! Malgré le crime!

Et il se rapprocha d’elle en souriant, et de quel sourire! D’un mouvement lent, la regardant toujours et souriant toujours, il s’approchait.

Elle surprit ce mouvement, et Adrienne se détourna, ne pouvant dissimuler l’aversion qu’elle ressentait pour l’Homme de la nuit.

Alors, une colère furieuse, une rage monstrueuse déchira l’âme d’Arnoldson. Et, pour cacher, pour dissimuler à tous les sentiments abominables qui l’agitaient, il souriait toujours!

Mais, en lui-même, il y eut soudain une grande joie, une allégresse infernale. Il avait trouvé! Il aimait Adrienne et il la haïssait. Or, ne venait-elle point d’exprimer, d’un geste de recul, toute l’horreur qu’il lui inspirait. Ah! sa vengeance, il la tenait enfin. Que pouvait-il inventer de plus horrible que de la châtier de son amour, à lui? Il lui infligerait le pire des supplices: son amour; et, de la voir se débattre sous l’étreinte de cet infâme amour, la haine qui était toujours en lui y trouverait également son compte!

L’Homme de la nuit, ayant arrêté ces choses, dit:

– Madame, excusez-moi de vous regarder ainsi, mais il me semble vous avoir déjà rencontrée quelque part…

Adrienne répondit, avec effort:

– Cela m’étonnerait beaucoup, monsieur, car je sors fort rarement, et l’on ne me voit guère dans le monde.