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Ils arrivèrent à la porte et frappèrent. La porte s’ouvrit, et tout le groupe fut vivement éclairé.

L’Homme de la nuit poussa une exclamation.

– Le ciel est avec nous! s’écria-t-il. Prince Agra, vous avez raison de croire en Dieu! C’est Dieu qui nous les envoie cette nuit. Vous me demandez qui furent mes assassins! Regardez!

À son tour, le prince se pencha à la fenêtre et reconnut le dernier voyageur qui entrait dans l’auberge Rouge.

– Lawrence! fit-il. Vos dernières paroles me l’avaient fait prévoir. Ah! mon père, vous faites bien de dire que j’ai commencé à vous venger!

– Ce n’est rien à côté de ce qui te reste à faire, mon fils!

DEUXIÈME PARTIE L’AMOUR ET LA MORT

I OÙ NOUS REVENONS QUELQUES ANNÉES EN ARRIÈRE

Ainsi, Jonathan Smith vivait toujours. Le roi de l’huile avait échappé par miracle à la mort! Ce n’était pas un cadavre que Charley avait jeté par-dessus le pont de Julesbourg. Jonathan respirait encore! L’une des piles de ce pont repose sur un étroit îlot, et c’est sur cet îlot, parmi les grands joncs qui poussent aux bords de la rivière Platte, que le roi de l’huile vint échouer.

Combien de temps resta-t-il sans connaissance? Quand il ouvrit les yeux, d’étranges visages le fixaient. C’étaient des têtes aux teintes de cuivre, tatouées et empennées. Certaines avaient de larges anneaux passés dans les narines, ou encore des bâtonnets. Certaines portaient d’immenses plumes multicolores dressées sur leur longue chevelure. Tous ces gens bizarres étaient vêtus d’étoffes éclatantes jetées sur les épaules; les poitrines étaient nues, badigeonnées au minium et tatouées comme les visages. Ils étaient armés de longs fusils et portaient des ceintures qui recelaient les munitions. La plupart s’entretenaient dans un langage incompréhensible pour un homme civilisé. Certains affectaient de parler anglais ou tout au moins de «sortir» les quelques mots, les quelques phrases qu’ils connaissaient de cette langue.

Le roi de l’huile comprit qu’il était aux mains d’une tribu de Peaux-Rouges. Il était le prisonnier des Delawares!

On se rappelle que ceux-ci traversaient alors le Nebraska, en pirates, s’attaquant aux Blancs chaque fois que l’occasion en était jugée bonne, et pillant. Ils s’attaquaient même alors aux convois, aux trains en marche, et trois voyageurs, le jour qui précéda l’arrivée du roi de l’huile, de Charley et de Mary dans le Nebraska, avaient ainsi disparu.

C’était dans l’une de ces expéditions qu’un groupe de Delawares, qui avaient eu l’audace de se rapprocher, à la tombée de la nuit, de Julesbourg, et qui avaient campé aux rives de la rivière Platte, aux environs du pont, couchés et cachés dans les roseaux et derrière quelques bouquets d’arbres, avaient découvert le corps, fort endommagé, du roi de l’huile. Ils l’avaient aperçu de la rive dès l’aurore. Jonathan Smith avait donc passé la nuit dans les joncs de son îlot. Deux pirogues allèrent à lui et le ramenèrent au camp.

Le médecin des Delawares, en lequel ils avaient toute confiance, n’était point de leur race. C’était un noir géant, qui paraissait fort versé dans l’art de guérir le plus simplement du monde les maux les plus récalcitrants. Ce noir était originaire de la Louisiane où il avait servi longtemps dans une famille française. L’esprit des aventures le poussa à quitter la Louisiane.

Il s’en fut tout seul, par les bois, montant vers le Nord. C’est là qu’il rencontra pour la première fois quelques échantillons des naturels qui faisaient, à cette époque encore, l’ornement de la jeune Amérique. Ces Peaux-Rouges, les derniers qui fussent restés dans les Florides, lui parurent tellement supérieurs, par la politesse qu’ils lui montrèrent et les égards dont ils l’entourèrent, aux planteurs qu’il venait de quitter qu’il résolut de vivre avec eux. Et c’est alors qu’il se découvrit des aptitudes spéciales pour la médecine. Quelques plantes bien choisies, de bizarres incantations et quelques bouteilles de gin constituaient une science médicale à laquelle les Peaux-Rouges ne purent pas résister.

La renommée de Joe, docteur pour Peaux-Rouges, se répandit de tribu en tribu. C’est ainsi que nous trouvons Joe, à l’heure qui nous occupe, définitivement établi chez les Delawares, en plein Nebraska. Ce fut Joe qui soigna Jonathan. Le malheureux n’avait point besoin des soins de Joe pour rester estropié toute sa vie. Il avait été fort malmené dans sa chute et, sans rendre un compte exact des opérations qu’il eut à subir, dans des appareils plus que primitifs, nous nous bornerons à constater la transformation de cet être grand, fort et corpulent qu’était le roi de l’huile en cet individu ample d’épaules, quasi bossu, d’attitude et de marche fantasques, que fut celui que l’on appela plus tard l’Homme de la nuit, lequel, aussitôt qu’il le put, cacha la déformation de son corps et la déviation de ses membres sous ce macfarlane qui ne le quittait jamais.

Quant à la balle dont l’avait gratiné miss Mary et qui était entrée dans les chairs du cou, déterminant une syncope, elle y resta. Joe essaya, il est vrai, de délivrer Jonathan de son projectile, mais ayant constaté que les instruments dont il se servait pour cette délicate besogne ne réussissaient, au lieu de tirer la balle au-dehors, qu’à l’enfoncer plus profondément au-dedans, il y renonça. Une large cicatrice resta à la nuque du patient, cicatrice due beaucoup moins au passage de la balle qu’à celui des instruments du docteur.

Quoi qu’il en fût de la science de Joe et de ses opérations, Jonathan prit tout de suite en grande amitié ce géant noir qui lui témoignait tant de zèle et l’entourait de tant de soins.

Un autre personnage aussi ne quittait guère le prisonnier, car Jonathan se considérait avec juste raison comme le prisonnier des Delawares. Celui-là était aussi grand, aussi fort que Joe. C’est cette égale puissance qui les avait réunis en une solide affection autant que l’infirmité dont ce colosse souffrait – car il était sourd-muet – et dont le guérit en partie le docteur Joe, puisque celui-ci enseigna à celui-là à exprimer sa pensée et à comprendre celle des autres, grâce à des signes fort ingénieux. Dans leur langage imagé, les Delawares appelaient ce formidable Peau-Rouge «l’Aigle», sans doute à cause de son regard qui semblait très dur et qui était infiniment puissant.

La nature paraissait avoir voulu remplacer ce qu’elle avait enlevé à cet homme du côté du tympan et des cordes vocales par la force dont elle avait doué sa prunelle.

Joe et l’Aigle tenaient donc compagnie à Jonathan, qui souffrait beaucoup moins des blessures de son corps que de celles de son cœur. La trahison de miss Mary lui était autrement douloureuse que les soins inexpérimentés de Joe et de l’Aigle. Une rage inexprimable, une soif inextinguible de vengeance, d’effroyable vengeance, le jetaient des heures entières dans un silence farouche. Sa pensée, toujours hantée du crime de Mary, qui l’avait voulu tuer pour sauver son amant, sa pensée agitait des projets de terrible revanche. Elle inventait des supplices.

C’est à cette heure-là qu’ayant jugé par lui-même combien les souffrances de l’âme sont supérieures à celles de la chair, il résolut de châtier «par l’âme». Il avait été frappé dans son amour: il frapperait les autres dans leur amour! Ah! l’amour! De quelle haine il allait le poursuivre! Ce qui faisait monter sa colère au paroxysme était cette considération qu’il n’avait pu être aimé, qu’il n’avait jamais été aimé pour lui-même, qu’il ne le serait jamais! Il songeait, avec furie, qu’avec son immense fortune, les centaines de millions qui constituaient sa fortune, il n’avait pu acheter une minute de l’amour d’une femme! Il avait acheté la femme, mais point son amour!