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– Mon père! s’écria le prince Agra… Mais vous m’avez dit maintes fois que vous ne le connaissiez point… et, pour avoir une famille, il me fallut inventer cette fable du radjah et de la Thessalienne.

– Je te dis que je vais te parler de ton père!… Et ne mets pas en doute, une seconde, mes paroles, car j’ai toutes les preuves de ce que je vais te dire!… Et si tu doutes encore, malheureux, malgré ces preuves, interroge alors Harrison, fais signe à ce colosse qui est derrière cette porte et qui, nuit et jour, veille sur moi; interroge Joe lui-même; interroge-les, car ils savent et je les délierai de leur serment!… Et si tu doutes encore, alors, oh! alors, j’irai tout de suite à ceux que j’accuse et, devant toi, je leur dévoilerai mon regard, ce regard qu’ils reconnaîtront, Agra, et qui les fera mourir d’épouvante. Mais alors tu me croiras!

– Parlez, parlez, monsieur, fit précipitamment le prince, je vous écoute et je vous crois!

– Agra, ton père était un homme colossalement riche. Il s’appelait Jonathan Smith et on l’appelait le roi de l’huile! Il commit une faute en aimant ta mère, mais une faute qu’il voulut réparer sur-le-champ, dès qu’il apprit qu’elle était enceinte. Il voulut l’épouser. Mais quelqu’un veillait qui avait intérêt à ce que ce mariage n’eût point lieu. Ton père avait un jour recueilli dans les rues de Chicago une petite fille, une enfant qui l’avait séduit par sa grâce et sa beauté. Il avait également recueilli la mère. Or, cette femme, dès qu’elle vit l’engouement de Jonathan Smith pour sa fille, conçut les plus grandes ambitions. Elle songea que, quelques années plus tard, son enfant serait d’âge à se marier et que son bienfaiteur, qui était jeune encore, pourrait l’épouser. Ce fut justement cette femme que, dans l’ignorance de ses desseins, ton père choisit comme intermédiaire entre ta mère et lui. Elle s’arrangea de telle façon que jamais une lettre de ta mère ne parvînt à Jonathan et qu’il ne revît plus celle qui lui avait donné un fils, mais que les machinations de la mendiante de Chicago avaient irrémédiablement éloignée de lui!

«Il arriva ce que cette femme avait prévu, mais ce qu’elle ne vit pas, car elle mourut avant que sa fille fût fiancée au roi de l’huile. Oui, ton père, ayant vainement recherché partout les traces de ta mère, et désespérant de les jamais retrouver, s’était laissé prendre aux manœuvres de la fille de la mendiante, de miss Mary!

«Or, écoute ce qu’il advint. Cette miss Mary, dont ton père était fou, n’aimait pas Jonathan Smith. Ton père la croyait pure. Elle aimait un jeune homme, Charley, un employé de Jonathan. Ce Charley, le roi de l’huile, après la mort de la mendiante, l’avait chargé de continuer ses recherches. C’est cet homme qui finit par te découvrir et qui te plaça dans une maison de La Nouvelle-Orléans. Mais il ne dit rien de sa découverte à Jonathan. Il avait intérêt à t’avoir sous la main dans le but de t’éloigner toujours du roi de l’huile. Il voulut que toute la fortune de celui-ci allât à celle qu’il aimait, à miss Mary. Tous deux nourrissaient certainement contre Jonathan des desseins criminels. La suite, hélas! le prouva…»

Arnoldson s’arrêta un instant et regarda le prince Agra. Le prince, effroyablement pâle, écoutait avec religion la parole persuasive d’Arnoldson, persuasive même dans cette partie du récit relative aux manœuvres de la mendiante et de Lawrence et que nos lecteurs savent fausses, mais qui était destinée à expliquer vis-à-vis du fils l’abandon du père.

– Continuez, monsieur! continuez! supplia le prince Agra.

– Je termine, prince Agra, par une question: Que ferais-tu si tu apprenais que ton père, victime, comme ta mère, de Charley et de Mary, avait été assassiné par eux?

– Assassiné! s’écria Agra.

– Assassiné impunément, en chemin de fer, sur l’Union Pacific railway, et précipité du haut du pont de Julesbourg dans le gouffre de la rivière Platte! Assassiné de la main même de cette jeune fille qu’il adorait et dont il allait faire sa femme, avec la complicité de son amant! Prince Agra, que ferais-tu?

Les yeux d’Agra flamboyaient:

– Vous me le demandez!

Et le prince eut un geste de terrible menace.

– Tu le vengerais, n’est-ce pas? Eh bien, William, s’écria Arnoldson, levant les bras au ciel, puisque tu veux venger ton père, venge-moi!…

Agra se précipita vers Arnoldson. Il lui demanda, la voix rauque:

– Vous? vous?… mon père?

– Ton père, te dis-je. Je suis Jonathan Smith, qui a survécu à ses blessures. Je suis le roi de l’huile, qui revient déformé, estropié par les coups de ses ennemis, mais qui revient plus puissant que jamais! Je suis l’Homme de la nuit, enfin, qui t’a élevé pour que tu accomplisses un jour l’œuvre de justice et de châtiment!… Que vas-tu faire, mon fils?

Le prince Agra étendit la main et prononça lentement ce serment:

– Sur la tête de ma mère, morte dans mes bras par la faute de vos ennemis, je jure de la venger, je jure de vous venger, mon père!

– Vous avez souffert, dit-il. Mais ils souffriront! Pourquoi avez-vous attendu si longtemps?

– Pour que le châtiment soit plus terrible. Vois-tu, mon fils, je veux que Charley et Mary, qui se sont mariés, me croyant mort, soient maudits jusque dans leurs enfants, punis jusque dans leurs enfants. Ils ont un fils et une fille. Le fils vient d’atteindre l’âge d’homme; la jeune fille est ravissante. Au lieu de deux cœurs, mon fils, nous allons en broyer quatre!

Maintenant, l’Homme de la nuit riait d’une effrayante façon.

– Ah! il y a des hommes qui tuent, qui se vengent en tuant! Les insensés! La mort, n’est-ce pas le repos? La vie, c’est le martyre! D’autres s’attaquent à la chair, se vengent sur la chair! Les imbéciles! Les tortures du cœur sont autrement terribles!

Et il ajouta:

– J’en sais quelque chose.

Il alla à la fenêtre et l’ouvrit à nouveau.

– J’étouffe, dit-il.

Le tonnerre était lointain déjà.

Agra dit:

– Mon père, vous allez me faire connaître qui sont Charley et Mary et vous allez me faire connaître leurs enfants.

– Tu les connais, William, et tu as déjà commencé à me venger.

– Qui sont-ils, mon père?

L’Homme de la nuit allait répondre quand un grand bruit se fit entendre au-dehors. Il pencha la tête et regarda dans les ténèbres.

Il distingua, sur la route qui passait à une cinquantaine de mètres de l’auberge Rouge, une voiture qui était arrêtée et dont le cocher fouettait vivement les chevaux. La route, étroite, montait, assez rapide. L’orage et la pluie y avaient creusé de profondes fondrières. Il semblait que tout l’équipage dût à jamais y rester. Les chevaux refusèrent de donner de nouveaux efforts. La portière de la voiture s’ouvrit, et, à la lueur de la lanterne, sir Arnoldson vit quatre personnages qui descendaient de cette voiture et se dirigeaient rapidement vers l’auberge, dont les fenêtres, éclairées, avaient dû attirer l’attention des voyageurs.