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«Mais voilà qu’un jour moi, qui vous devais tout! moi, qui vous considérais comme le bienfaiteur tout-puissant, auquel je devais reconnaissance éternelle et obéissance absolue, moi qui avais passé avec vous ce contrat terrible que je «n’aurais pas à vous demander raison de nos actions»!… voilà qu’un jour j’ai douté de votre œuvre, qui ressemblait trop à une œuvre de vengeance pour être une œuvre de justice!

– Justice ou non, vengeance ou non, que t’importait ceci, prince Agra? Le contrat qui nous lie ne te permettait même pas de te le demander! Je croyais avoir assez versé de scepticisme dans ton cœur pour qu’une pareille question ne pût t’arrêter une seconde sur notre route!

– Vous voyez bien que non, monsieur, et plus que vous j’en suis étonné. Je m’arrête donc et vous laisse continuer tout seul, d’abord parce que je doute de vous, ensuite parce que je suis fatigué! Oh! je suis las! plein d’une immense lassitude de vivre!… Je suis las de vous venger, monsieur!… Et contre qui? Contre tous! Vous semblez avoir déclaré la guerre au genre humain. Vous semblez surtout poursuivre de votre haine implacable… l’amour! Ah! monsieur, que de cœurs nous avons torturés! Vous ne pouviez rencontrer sur votre chemin un couple heureux sans que votre main brisât le lien de bonheur qui unissait les amants! Par nous, combien d’amants sont descendus au tombeau!

Le prince Agra se leva et s’écria:

– Arnoldson! Arnoldson! que t’a donc fait l’amour pour haïr ainsi l’amour?

Arnoldson répondit, glacial:

– Imprudent, qui veux me quitter et qui me demandes ce que m’a fait l’amour!…

– Oui! Que vous a-t-il fait pour que votre haine exigeât tant de victimes? Je fus la première de ces victimes, monsieur! moi, qui n’ai jamais aimé; moi, qui n’aimerai jamais; moi, votre élève, en qui vous avez tué l’amour!

– Certes, fit Arnoldson, j’avais cru faire de toi un merveilleux élève! Pour l’œuvre que j’avais à accomplir ici-bas, et que tu qualifieras comme il te plaira, peu m’importe, pour accomplir cette œuvre, j’avais besoin d’un instrument unique: je te forgeai!…

– J’avais dix ans, monsieur, fit Agra, quand j’eus le malheur de vous connaître.

– Quand vous avez eu ce malheur, vous étiez à ce point désespéré que vous songiez à mourir. Oui, vous aviez déjà songé au suicide à dix ans! Et si vous n’avez point exécuté votre sinistre projet, c’est que vous aviez jugé que la mort venait assez vite à vous pour qu’il fût inutile que vous fissiez un pas vers elle!

– C’est vrai, monsieur, j’allais mourir. Et vous m’avez sauvé. J’allais mourir de misère sur cette paillasse de la taverne de Boston où m’avaient jeté quelques matelots pitoyables. C’est là que vous êtes venu me recueillir, c’est là que vous m’avez adopté. Ah! certes, vous m’avez montré de la tendresse! Comme vous prîtes soin de moi! Je vous considérais comme un père, je vous aimais comme un père! Moi qui ne connus jamais le mien, moi dont la mère se détournait en pleurant, quand je lui parlais de mon père!… Et puis, si jeune, j’avais déjà tant souffert… Ah! monsieur, vous venez ici de me rappeler mon histoire… je ne l’ai pas oubliée! J’ai toujours le souvenir de ces premières années que je passai, errant de ville en ville avec ma mère. Croyez-vous qu’elle s’effacera jamais de ma mémoire, l’heure maudite qui me la prit, expirante de misère! Puis, dans le malheur de ma vie, je vis une trêve. Par quel concours de circonstances suis-je conduit par un inconnu dans un family house de La Nouvelle-Orléans? Mystère! Cette trêve, du reste, est de courte durée. J’avais huit ans quand la pension qui m’était servie à La Nouvelle-Orléans, et qui me venait d’une main ignorée, me fit défaut tout d’un coup. Quelques mois plus tard, ceux qui avaient charge de moi, ne recevant plus d’argent, me traitèrent de telle sorte, que je pris la fuite! Deux ans, je luttai. Je fis des commissions, je portai des fardeaux! J’allai de la campagne à la ville et de la ville au port! J’eus, de temps en temps, un morceau de pain! Enfin, je tombai d’épuisement. La dernière station de cet effroyable calvaire fut Boston, où vous me rencontrâtes sur votre route!

«Et vous m’avez sauvé! Vous avez sauvé mon corps, monsieur! Mais mon âme! Mon âme! Qu’avez-vous fait de mon âme? Vous, mon maître, qu’avez-vous fait de moi?»

L’Homme de la nuit interrompit Agra.

– Ce que j’ai fait de vous, fit-il d’une voix solennelle, je vais vous le dire: Vous étiez pauvre; je vous ai fait assez riche pour, s’il vous en prenait fantaisie, acheter un royaume! Vous étiez ignorant; je vous donnai les premiers professeurs du monde et j’ouvris votre intelligence à toutes les sciences, à tous les arts. Je vous fis connaître les nations, et l’on vous apprit leur langage. Vous étiez faible, incapable de vous défendre contre les hommes; je voulus, pour que vous les puissiez vaincre en toutes circonstances, que vous fussiez puissant contre eux par le corps et par l’esprit. Votre corps fut soumis à un entraînement de tous les jours et connut tous les exercices; votre esprit subit une gymnastique spéciale. Je vous appris la ruse des hommes, leur hypocrisie, leur bassesse, leur méchanceté. Je vous appris à les haïr! Je vous fis toucher de près, par des exemples sans nombre, l’ignominie de la vie des hommes! Je vous ai gardé contre tous les préjugés qui vous auraient fait la victime des hommes. Et surtout, Agra, j’ai gardé votre cœur contre l’Ennemie éternelle. Je l’ai à jamais fermé à la Femme. J ’ai voulu qu’aucune femme n’habitât votre cœur! Ah! oui, Agra, j’ai tué l’amour en vous! Quoi que vous fassiez maintenant, vous n’aimerez pas, c’est-à-dire vous ne souffrirez pas! Vous ne serez pas susceptible de certaines tortures qui déchirent le cœur plus affreusement encore que les tenailles rougies aux creusets des bourreaux n’ont jadis déchiqueté les chairs. J’ai fait cela! J’ai fait cela! Je vous ai montré tant d’épouses parjures, tant d’amantes infidèles, tant d’honnêtes femmes prostituées, tant de fiancées impures que vous ne croirez jamais à la parole menteuse des femmes!

– C’est vrai, dit tout bas le prince Agra, jamais une femme n’a fait battre mon cœur!

– Voilà, reprit avec force Arnoldson, voilà ce que j’ai fait de vous! J’ai fait de vous cet être tout-puissant, ce merveilleux instrument dont j’avais besoin pour l’œuvre que je poursuis et qui touche à son terme. Et c’est à l’heure où cette œuvre va s’accomplir, œuvre de justice, entendez-vous, prince? c’est à cette heure que l’instrument me fait défaut. C’est à ce moment suprême qu’ayant un peu le droit de compter sur votre reconnaissance, j’apprends que vous m’abandonnez! Eh bien! non! non! vous ne m’abandonnerez pas! Je vous jure, par le Dieu entre les mains duquel vous vouliez vous réfugier, je vous jure que dans un instant vous serez à mes pieds et que vous me demanderez pardon de votre révolte, prince Agra!

Le prince regardait avec étonnement cette transformation soudaine d’Arnoldson.

D’ordinaire, il le voyait ironique et toujours prêt au sarcasme. Et voilà qu’il se dressait devant lui, le geste superbe, la parole éclatante, l’aspect prophétique.

– Parlez, monsieur, dit-il.

– Oui, continua l’Homme de la nuit. Le moment est venu que je parle! Prince Agra, prince Agra, écoute de toute ton attention, écoute! Tu vas savoir le secret de ta vie, ô mon prince, ce secret dont je conservais le mystère pour ne te le dévoiler qu’à l’heure des suprêmes résolutions!… Et cette heure a sonné… Écoute, car je vais te parler de ton père…