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Il se décida. Ce fut une résolution soudaine, un serment terrible, qu’il se fit à lui-même de ne plus vivre que pour la haine de l’amour. En attendant qu’il se vengeât sur Mary et sur Charley – car il était décidé à attendre longtemps pour se venger davantage – il se vengerait sur les autres, il exercerait sa vengeance, il aiguiserait les instruments de sa vengeance sur l’amour des autres! Cela lui permettrait, plus tard, beaucoup plus tard, de frapper à coup sûr. Et cela lui donnerait la patience d’attendre!

Et d’abord, il fallait qu’on le crût mort. Il fallait que Charley et Mary vécussent en toute tranquillité et l’oubliassent complètement… Le hasard le servit.

Un des prisonniers des Delawares, qui était justement l’un des voyageurs disparus dans l’attaque d’un des derniers convois, voulut, un soir, s’échapper du camp et n’hésita pas à tuer une sentinelle qui gênait son projet. Il fut surpris, dans sa fuite, par un Peau-Rouge qui le tua d’un coup de carabine.

Jonathan expliqua à Joe qu’il lui fallait ce cadavre. Il y avait eu entre Joe et Jonathan de longues conversations. Jonathan promit une récompense splendide à Joe si celui-ci exécutait ses ordres. Joe acquiesça à ces offres. Le cadavre fut défiguré. On l’habilla des vêtements du roi de l’huile; on lui mit les papiers du roi de l’huile dans les poches et l’on alla porter ce cadavre dans les joncs de la rivière Platte, où il fut découvert quelques jours plus tard. Alors se répandit dans le monde entier la nouvelle de la mort du roi de l’huile, dont on doutait encore, malgré la disparition soudaine de Charley et de Mary qui avait fait croire à un drame intime.

Un mois plus tard, les Delawares quittèrent le camp volant qu’ils avaient établi sur la rivière, non loin de Julesbourg, et retournèrent chez eux, emmenant Jonathan dans une sorte de carriole, car il n’était pas encore tout à fait remis de ses blessures.

Déjà, avant cette époque, Joe s’était absenté du camp sur les prières de Jonathan et n’y était revenu que quelques jours plus tard. Ce fut à ce moment que des hommes de loi trouvèrent dans un secrétaire du bureau de la maison de campagne que Jonathan possédait sur les bords du lac Michigan un testament fort régulier qui laissait tous les biens du roi de l’huile, de par sa volonté, à celui qu’il appelait dans ce testament son «plus fidèle serviteur», à M. Harrison, qui, jusqu’à ce jour, avait occupé dans la maison de Jonathan le rôle de majordome et n’avait pas encore eu le temps de donner beaucoup de preuves de son dévouement, puisqu’il n’avait guère que vingt-deux ans, mais qui, en revanche, avait donné à Jonathan Smith la preuve absolue de son honnêteté en des circonstances où il lui aurait été loisible de s’approprier des sommes considérables.

On s’étonna beaucoup et l’on parla longtemps de ce legs extraordinaire, auquel nul ne s’attendait. Mais, comme le roi de l’huile n’avait pas de parents et que le testament était régulier, il fallut bien en passer par la volonté du testateur.

La vérité était que tout s’était fait par l’entremise de Joe, auquel Jonathan avait raconté ses terribles aventures, en lui promettant de se l’attacher pour la vie s’il voulait servir ses projets. Jonathan avait jugé Joe fort intelligent, et celui-ci ne manqua pas de lui rendre bientôt les plus signalés services. C’est ainsi que, sur ses indications, il substitua au testament qui était dans le secrétaire de Jonathan, testament qui instituait Mary sa légataire universelle, un autre testament olographe, antidaté, naturellement, que lui remit au camp Jonathan et qui donnait toute la fortune à Harrison.

Quelques jours après, Joe s’éloignait du petit village qui constituait la capitale des Delawares dans les territoires réservés et où l’on avait transporté Jonathan Smith. Quand il revint, il avait avec lui Harrison. Celui-ci vint à Jonathan lui jurer une fidélité absolue. Il savait par Joe toute l’histoire, tout le crime. Déjà il haïssait Charley de ce qu’il avait plus que lui encore la confiance de Jonathan. À lui aussi la vengeance serait douce, disait-il.

– Si tu m’obéis, je te récompenserai, lui dit Jonathan, comme jamais serviteur n’a été récompensé en ce monde. Si tu me trahis, la mort est sur toi. Toute la fortune du roi de l’huile est à toi, mais tu n’y toucheras point. Sinon, Joe, l’Aigle et moi nous saurons te châtier. Tu as un an pour tout liquider, pour tout vendre, tout emporter. Joe ne te quittera pas. Moi, j’irai m’établir avec l’Aigle sur les bords du lac Érié, d’où je te surveillerai, prêt à te découvrir, prêt à me montrer, prêt, au besoin, à retarder ma vengeance sur Charley pour l’exercer d’abord sur toi!

Harrison l’avait interrompu.

– Monsieur, lui dit-il, si vous doutiez de moi, pourquoi m’avez-vous fait venir? Que ferai-je de votre fortune si, du jour où je la fais mienne et où je veux réellement en user, vous apparaissez et vous prouvez que vous êtes vivant et, par conséquent, que votre testament n’est pas encore exécutoire? Croyez-moi, monsieur, si, pour les autres, je suis l’héritier du roi de l’huile, pour vous je ne suis que votre serviteur.

Les choses ainsi réglées, et Jonathan s’étant définitivement remis sur pied, on songea au départ. D’innombrables caisses arrivèrent pendant huit jours au camp des Delawares.

Ces caisses renfermaient des trésors de passementeries, des bijoux, des colliers, des bracelets en grande quantité. Puis vinrent d’innombrables litres de liqueur, de l’alcool à enivrer tous les Delawares et tous les Osages, leurs voisins de l’État de Kansas. C’était la rançon du roi de l’huile.

En revanche, Jonathan Smith emportait aux Delawares ces deux géants, cette force précieuse: Joe, le noir et l’Aigle, le Peau-Rouge. Depuis qu’un heureux hasard, à la suite de sa terrible aventure du railway, l’avait fait tomber – tomber est bien le mot – au milieu des Delawares, il n’avait pas eu un instant à se plaindre de leur hospitalité forcée.

Jonathan, Harrison, Joe et l’Aigle s’en allèrent sur les rives du lac Érié. Le roi de l’huile s’installa à Érié même avec l’Aigle; Harrison et Joe partirent pour Chicago. Comme les établissements du roi de l’huile se trouvaient mi-partie à Chicago, mi-partie à Oil City, et qu’Érié est entre les deux villes, ils avaient maintes occasions de rendre visite à Jonathan.

Celui-ci avait, naturellement, changé de nom et se faisait appeler sir Arnoldson. Il se procura même, à ce nom, tous les papiers qui peuvent constituer une identité.

Un an, ainsi, il resta sur les bords de ce lac, méditant sa vengeance. Il ne quitta Érié qu’à de rares occasions, quand il lui semblait bon d’aller surprendre Harrison et Joe à Oil City. Joe lui était de plus en plus dévoué. Harrison restait l’employé fidèle qu’il avait toujours été. Et celui que nous appellerons désormais Arnoldson se rendait bien compte, quand il se trouvait à Oil City ou même à Chicago, que, pour tous, Jonathan Smith était mort. De fait, il était, même pour les personnages qui l’avaient le plus fréquenté, méconnaissable. Déjà, il avait caché son regard sous des lunettes noires, car ce regard était toujours resté le regard du roi de l’huile, et les moins prévenus, s’ils eussent surpris ce regard, se fussent écriés: «Voici Jonathan Smith!»

La liquidation touchait à son terme. Toutes les opérations se faisaient sous le contrôle d’Arnoldson et sur ses indications précises. Quand toute cette immense fortune fut entre les mains d’Harrison et tint en d’innombrables carnets de chèques sur les banques les plus riches du monde entier, Harrison peu à peu transmit à Arnoldson ce qui en fait et en droit n’avait jamais cessé de lui appartenir. Comme nous l’avons dit, en effet, il lui suffisait de se montrer et de dire: «Je suis Jonathan Smith», pour que toute cette fortune échappât à Harrison, en supposant que celui-ci voulût se l’approprier.