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» Elle me jette ses beaux bras autour du cou, m’étreint doucement sur son cœur, et me baise sur la bouche. Tu peux juger si dans ce moment Amour, qui dirigeait sur moi sa flèche, me frappa en plein cœur! Elle me prend par la main, et me mène en toute hâte dans sa chambre. Elle veut me débarrasser elle-même de mes armes, depuis le casque jusqu’aux éperons, et ne permet pas que d’autres s’occupent de ce soin.

» Puis, s’étant fait apporter une de ses robes les plus riches et les plus ornées, elle me la passe de sa propre main, et comme si j’eusse été une femme, elle m’habille et réunit mes cheveux dans un filet d’or. Moi, je baissais modestement les yeux; rien dans mes gestes n’aurait pu faire soupçonner que je n’étais pas une femme. J’adoucis si bien ma voix, qui aurait pu me trahir peut-être, que personne ne s’aperçut de la vérité.

» Nous nous rendîmes ensuite dans une salle où se trouvaient un grand nombre de dames et de chevaliers, par lesquels nous fûmes reçus avec les honneurs qu’on accorde d’habitude aux reines et aux grandes dames. Là je ris plus d’une fois en moi-même des regards lascifs que me lançaient les chevaliers, qui ne savaient pas ce qui se cachait de valide et de gaillard sous mes vêtements de femme.

» La nuit était fort avancée lorsqu’on se leva de table, laquelle avait été chargée des mets les plus recherchés, selon la saison. Sans attendre que je lui demande la chose pour laquelle j’étais venu, la dame m’invite d’elle-même, et par courtoisie, à partager sa couche pour cette nuit.

» Les dames et les damoiselles se retirent, ainsi que les pages et les camériers. Restés seuls ensemble, nous nous déshabillons et nous nous mettons au lit à la lueur des torches qui éclairaient comme si c’eût été jour. Alors, je commençai: “Ne vous étonnez pas, madame, si je reviens si vite près de vous. Vous vous imaginiez sans doute me revoir Dieu sait quand.

» ”Je vous dirai d’abord la cause de mon départ, puis je vous expliquerai celle de mon retour. Si j’avais pu, madame, en restant près de vous, contenter votre ardeur, j’aurais voulu vivre et mourir à votre service, sans vous quitter un seul instant. Mais comprenant combien ma vue vous était cruelle, je m’éloignai, ne pouvant faire mieux.

» ”La fortune me conduisit au milieu d’un bois inextricable, où j’entendis soudain retentir des cris; on eût dit une femme qui aurait appelé à son secours. J’y cours, et sur un lac aux eaux de cristal, je vois un faune qui avait pris avec ses hameçons une damoiselle qu’il tenait toute nue au milieu de l’eau. Le cruel se préparait à la dévorer vivante.

» ”Je me précipitai vers lui, et l’épée à la main – je ne pouvais lui venir en aide d’une autre façon – j’arrachai la vie au féroce pêcheur. Aussitôt la damoiselle saute dans l’eau: ‘Tu ne m’auras pas – dit-elle – secourue en vain. Tu en seras bien récompensé, et richement, pour tout ce que tu voudras demander; car je suis une nymphe, et j’habite au sein de ces eaux limpides.

» ” ’Je puis accomplir des choses merveilleuses et forcer les éléments et la nature à m’obéir. Demande-moi tout ce qui sera en mon pouvoir, et laisse-moi le soin de te satisfaire. À mon commandement, la lune descend du ciel, le feu se congèle et l’air se solidifie. Plus d’une fois, avec de simples paroles, j’ai fait trembler la terre, et j’ai arrêté le soleil.’

» ”Pour répondre à cette offre, je ne lui demandai ni des trésors, ni la puissance, ni de riches domaines. Je ne lui demandai pas de me donner plus de vaillance et plus de vigueur, ni de me faire vaincre dans toutes les rencontres que j’aurais. Je lui demandai seulement de me donner un moyen quelconque de satisfaire votre désir. Sans plus préciser ma demande, je m’en remis complètement à son expérience.

» ”Je lui eus à peine exposé mon désir, que je la vis plonger de nouveau. Elle ne me fit pas d’autre réponse que de me lancer quelques gouttes de l’eau enchantée. À peine cette eau m’a-t-elle touchée au visage, que, je ne sais comment, je me sens toute changée. Je le vois, je le sens, et à peine cela me paraît vrai. Je me sens, de femelle, devenu mâle.

» ”Et si ce n’était que vous pouvez vous-même vous en assurer sur-le-champ, vous ne le croiriez pas. Comme je l’étais dans l’autre sexe, je suis encore tout prêt à vous obéir. Commandez; toutes mes forces sont désormais, et seront toujours dressées et promptes pour votre service.” Ainsi je lui dis, et je fis en sorte qu’elle pût s’assurer avec la main de l’exacte vérité.

» Il arrive souvent que celui qui avait perdu tout espoir de posséder l’objet sur lequel toutes ses pensées étaient concentrées, et qui, dans son désespoir d’en être privé, s’affligeait et se consumait de colère et de rage, vient par la suite à posséder cet objet. Alors sa longue crainte d’avoir semé sur le sable, sa désespérance, lui oppressent tellement le cœur et le disposent tellement au doute, qu’il n’en croit pas son propre témoignage, et reste tout interdit.

» Ainsi la dame, bien qu’elle voie, bien qu’elle touche ce qu’elle avait tant désiré, n’ose croire à ses yeux, à sa main, à elle-même, et doute d’être encore endormie. Il faut lui montrer, par de bonnes preuves, qu’elle sent bien réellement ce qu’elle croit ne sentir qu’en songe. “Fasse Dieu – dit-elle – si tout cela n’est qu’un rêve, que je dorme toujours, et que je ne me réveille plus jamais!”

» Ce ne furent pas les rumeurs du tambour, ni les sons de la trompette qui préparèrent l’amoureux assaut; mais des baisers, à l’instar de ceux des colombes, donnaient le signal tantôt de la lutte, tantôt du repos. Nous nous servîmes d’armes tout autres que les flèches et les frondes. Quant à moi, je montai sans échelle à l’assaut de la forteresse, et j’y plantai à plusieurs reprises mon étendard, après avoir renversé l’ennemie sous moi.

» Si ce même lit avait retenti, la nuit précédente de soupirs et de plaintes, il put, la nuit suivante, entendre les éclats de rire, les doux jeux, la fête éclatante, les cris de volupté. L’acanthe flexible n’enlace pas les colonnes et les chapiteaux de nœuds plus nombreux, que ceux formés par nos cous, nos flancs, nos bras, nos jambes, nos poitrines.

» La chose fut tenue assez secrète entre nous pour que nos plaisirs durassent plusieurs mois. Mais quelqu’un s’en étant aperçu par la suite, en instruisit, pour mon malheur, le roi Marsile. Vous qui m’avez délivré des mains de ses satellites, sur la place où le bûcher était déjà allumé, vous pouvez comprendre désormais le reste. Dieu sait que j’en éprouve une douleur cruelle.»

C’est ainsi que Richardet entretenait Roger et rendait ainsi à tous deux leur voyage nocturne moins pénible. Ils arrivèrent cependant vers un coteau entouré de précipices et de roches escarpées. Un chemin montueux, étroit et plein de pierres permettait d’arriver péniblement au sommet où s’élevait le château d’Aigremont, confié à la garde d’Aldigier de Clermont.

Ce dernier était le fils bâtard du comte de Boves, et le frère de Maugis et de Vivian. Ceux qui l’ont donné comme fils légitime de Gérard ont avancé une chose téméraire et fausse. Qu’il fût l’un ou l’autre, la vérité est qu’il était vaillant, prudent, libéral, courtois, humain, et qu’il faisait bonne garde, de nuit et de jour, autour des murailles du château appartenant à ses frères.