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Non pas qu’elle pense à oublier jamais le grand amour qu’elle a eu pour Zerbin, ni à abandonner sa dépouille. Elle veut au contraire l’avoir auprès d’elle la nuit et le jour, partout où elle sera, partout où elle ira. Avec l’aide de l’ermite, plus vigoureux et plus fort que son âge ne l’indique, elle charge Zerbin sur le destrier qui semble triste lui-même, et tous deux s’avancent pendant plusieurs jours à travers la forêt.

Le prudent vieillard ne voulut pas se retirer, seul à seule avec la belle jeune fille, dans la caverne sauvage où il avait, non loin de là, sa cellule solitaire. Il se disait à part lui: «Il y a danger de tenir dans une seule main la paille et la flamme.» Il ne se fiait point non plus à son âge ni à sa sagesse, pour risquer une semblable épreuve.

Il lui vint à la pensée de conduire Isabelle en Provence, près de Marseille, dans un château où se trouvait un monastère de saintes femmes, riche et bel édifice. Pour emporter le corps du chevalier, il fit construire dans un château qu’ils rencontrèrent sur leur route, un cercueil long et large, et bien calfeutré avec de la poix.

Pendant plusieurs jours, ils parcoururent un long espace, choisissant toujours les lieux les plus déserts, afin de passer inaperçus dans ce pays où tout présentait l’image de la guerre. À la fin, le passage leur fut barré par un chevalier qui les accabla d’outrages et d’injures. J’en parlerai en son lieu; pour le moment, je retourne au roi de Tartarie.

Le combat ayant eu la fin que je vous ai dite, le jeune guerrier s’était retiré sous de frais ombrages près d’une onde limpide, après avoir ôté la selle et la bride à son destrier qu’il laissa paître en liberté l’herbe tendre. Mais au bout de quelques instants il vit venir de loin un chevalier qui descendait de la montagne vers la plaine.

À peine Doralice eut-elle levé la tête qu’elle le reconnut, et le montrant à Mandricard, elle dit: «Voici le superbe Rodomont, si mes yeux ne me trompent pas à cette distance. Il descend la montagne pour te livrer bataille. C’est maintenant qu’il te servira d’être vaillant; il considère comme une grande injure de m’avoir perdue, car j’étais son épouse et il vient pour se venger.»

Comme le vaillant vautour, qui voit de loin venir vers lui un canard, une bécasse, une perdrix, une colombe ou tout autre oiseau semblable, lève la tête et se montre joyeux et satisfait, ainsi Mandricard, comme s’il était certain de faire de Rodomont une boucherie, un carnage, saute joyeux et léger sur son destrier, se raffermit sur ses étriers, et saisit la bride.

Lorsqu’ils sont assez près l’un de l’autre pour pouvoir entendre leurs paroles altières, le roi d’Alger commence à menacer son adversaire des mains et de la tête, criant qu’il le ferait repentir de lui avoir, pour satisfaire un désir téméraire, manqué de respect, à lui qui s’est toujours si largement vengé.

Mandricard lui répond: «En vain tu essaies de m’effrayer par tes menaces. C’est ainsi qu’on épouvante les enfants et les femmes, ou ceux qui ne savent pas ce que c’est qu’une arme, mais non pas moi qui me plais plus à la bataille qu’au repos. Je suis prêt à combattre, à pied ou à cheval, armé ou désarmé, en rase campagne ou en champ clos.»

Voici qu’ils en sont aux injures, aux cris, aux exclamations de colère; ils tirent leurs épées et le choc cruel des deux fers retentit. Ainsi tout d’abord le vent souffle à peine; puis il commence à ébranler frênes et chênes; enfin, roulant jusqu’au ciel un nuage de poussière, il déracine les arbres, renverse les maisons, soulève la mer où il déchaîne la tempête, et détruit les troupeaux épars dans la forêt.

Les deux païens sont sans égaux sur terre. Leur audace, leur force prodigieuse leur font frapper des coups et entamer un combat dignes de leur féroce origine. La terre tremble au bruit terrible du choc produit par les épées qui se rencontrent. Les armes jettent au ciel des milliers d’étincelles, et sont comme deux flambeaux embrasés.

L’âpre bataille se poursuit entre les deux rois, sans qu’aucun d’eux éprouve le besoin de se reposer ou de reprendre haleine. Ils cherchent, d’un côté ou d’autre, à ouvrir les pièces de leurs armures, à pénétrer à travers les mailles. Ni l’un ni l’autre ne perd ou ne gagne du terrain. Mais, comme s’ils étaient entourés d’un fossé ou d’une muraille, ils ne s’écartent pas d’un pouce du cercle étroit où ils combattent.

Au milieu de mille coups, le Tartare frappe une fois à deux mains sur le front du roi d’Alger et lui fait voir autant de lumières et d’étincelles qu’il y en eut jamais. L’Africain sent sa force l’abandonner; sa tête va toucher la croupe de son cheval; il perd les étriers et, sous les yeux de celle qu’il aime tant, il est près de tomber de selle.

Mais, de même que l’arc de fin acier, solide et bien trempé, se redresse avec d’autant plus de force qu’il a été plus courbé par le martinet et le levier, et rend plus de mal qu’il n’en a reçu, ainsi l’Africain se relève aussitôt, et porte à son ennemi un coup deux fois plus fort.

Rodomont frappe le fils du roi Agrican juste à l’endroit où il a été frappé lui-même. Il ne peut cependant lui blesser le visage, défendu par les armes troyennes; mais il étourdit tellement le Tartare, qu’il ne sait pas s’il fait jour ou s’il fait nuit. Rodomont, plein de fureur, porte sans s’arrêter un autre coup qu’il dirige contre la tête.

Le cheval du Tartare, effrayé par l’épée qui siffle en retombant de haut, fait un saut en arrière pour l’éviter, et vient ainsi, à son propre détriment, en aide à son maître. L’épée le frappe, au beau milieu de la tête, d’un coup destiné au cavalier et non à lui. La malheureuse bête n’avait pas le casque de Troyes, comme son maître; aussi elle est tuée net.

Elle tombe, et Mandricard se retrouve sur pied. Revenu de son étourdissement, il fait tournoyer Durandal. La vue de son cheval mort allume sa colère comme un vaste incendie, et le met hors de lui. L’Africain cherche à le heurter de son destrier, mais Mandricard ne bronche pas plus que l’écueil battu des ondes. Il réussit à faire tomber le destrier de son adversaire, tout en restant ferme sur ses pieds.

L’Africain, qui sent son cheval manquer sous lui, abandonne les étriers, et, s’appuyant sur les arçons, saute légèrement à terre. Ainsi l’un et l’autre se retrouvent face à face, à chances égales. Le combat recommence plus ardent que jamais. La haine, la colère, l’orgueil croissent des deux côtés et prolongent la lutte. Mais soudain arrive en toute hâte un messager qui les sépare.

Arrive un messager du peuple maure. C’était un de ceux qui avaient été envoyés par toute la France, pour rappeler sous les drapeaux les capitaines et les chevaliers sarrasins, car l’empereur aux fleurs de lys d’or assiégeait les logements de l’armée des infidèles, laquelle, à moins d’être promptement secourue, devait nécessairement périr.

Le messager reconnaît les chevaliers à leurs armes et à leurs vêtements, mais surtout à leur façon de manier l’épée, ainsi qu’aux coups formidables que d’autres mains que les leurs n’auraient pu porter. Cependant, il n’ose s’interposer entre eux, car il n’est pas rassuré par sa qualité de messager du roi, et ne se fie pas non plus à son inviolabilité d’ambassadeur.