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Sous l’effroyable botte, l’altier Sarrasin s’incline jusque sur le col de son destrier. Si son casque n’avait pas été enchanté, le rude coup lui aurait séparé la tête en deux. Il ne tarde pas à se bien venger, et sans dire: «Je te la réserve pour un autre moment,» il lève son épée sur le casque de son adversaire, espérant lui fendre la tête jusqu’à la poitrine.

Zerbin, attentif à ses mouvements, fait promptement tourner son cheval à droite, mais pas assez vite cependant pour éviter l’épée tranchante qui frappe le bouclier, l’entr’ouvre du sommet à la base en deux parties égales, coupe le brassard, entaille le bras, et, brisant l’armure, descend encore sur la cuisse.

Zerbin cherche de tous côtés à blesser son adversaire sans pouvoir jamais y parvenir, car l’armure sur laquelle il frappe ne garde pas même la moindre trace de ses coups. De son côté, le roi de Tartarie prend un tel avantage sur Zerbin, qu’il le blesse en sept ou huit endroits, lui enlève son bouclier et lui rompt à moitié son casque.

Cependant Zerbin va perdant son sang; la force lui manque, bien qu’il ne s’en aperçoive pas encore. Son cœur vaillant, qui ne faiblit pas, suffit à soutenir son corps épuisé. Cependant sa dame, toute pâle de terreur, s’approche de Doralice et la supplie au nom de Dieu de faire cesser ce combat acharné et cruel.

Courtoise autant que belle, Doralice, encore peu rassurée elle-même sur l’issue du combat, fait volontiers ce que lui dit Isabelle et dispose son amant à la paix et à une trêve. De même, aux prières d’Isabelle, la colère vengeresse s’enfuit du cœur de Zerbin. Il s’éloigne par la route où elle l’entraîne, sans terminer son entreprise en faveur de l’épée du Comte.

Fleur-de-Lys, qui voit la bonne épée du malheureux Comte si mal défendue, s’afflige en silence. La douleur l’oppresse tellement, qu’elle pleure de colère et se frappe le front. Elle voudrait avoir Brandimart auprès d’elle pour tenter l’entreprise. Si jamais elle le retrouve, elle se propose de lui conter l’aventure, et elle ne croit pas qu’alors Mandricard s’enorgueillisse longtemps de posséder cette épée.

Fleur-de-Lys cherche en vain Brandimart du matin au soir. Elle fait un long chemin loin de lui, loin de lui qui est déjà retourné à Paris. Elle va si loin, par monts et par vaux, qu’elle arrive au passage d’une rivière où elle voit et reconnaît le malheureux paladin. Mais disons d’abord ce qu’il advint de Zerbin.

Laisser Durandal en de telles mains lui semble la pire de ses douleurs, bien qu’il puisse à peine se tenir à cheval, tellement il a perdu et tellement il perd de sang. Au bout d’un moment, la chaleur l’abandonne avec la colère, et ses souffrances augmentent à tel point qu’il sent la vie lui manquer.

Sa faiblesse l’empêche d’aller plus loin et l’oblige à s’arrêter près d’une fontaine. La damoiselle inconsolable ne sait ce qu’elle doit faire ou dire pour le secourir. Elle le voit mourir faute de soins, car le lieu où ils sont est trop éloigné de toute cité pour qu’un médecin puisse y venir et, par pitié ou à prix d’argent, panse le blessé.

Elle ne sait que se lamenter en vain et accuser la fortune et le ciel de cruauté et de barbarie, «Hélas! – disait-elle – pourquoi ne m’avez-vous pas noyée quand je voguais sur l’Océan?» Zerbin, qui a tourné vers elle ses yeux languissants, est plus désespéré de la voir se lamenter ainsi, que de la souffrance tenace et forte qui l’a conduit aux portes de la mort.

«Mon cœur – lui disait-il – consentez à m’aimer encore quand je serai mort, car c’est de vous laisser seule et sans appui qui me chagrine, et non point de mourir. S’il m’était arrivé de terminer ma vie vous sachant en sûreté, je serais mort heureux et plein de joie d’expirer sur votre sein.

» Mais puisque mon destin injuste et dur veut que je vous laisse aux mains de je ne sais qui, je jure par cette bouche, par ces yeux, par cette chevelure qui m’ont enchaîné, que je vais désespéré dans l’enfer profond et obscur, où la pensée que je vous ai ainsi laissée sera plus cruelle que tous les tourments qui peuvent y être.»

À ces mots, la désespérée Isabelle incline son visage ruisselant de pleurs, et collant sa bouche à celle de Zerbin, pâle comme une rose qu’on a oublié de cueillir et qui se flétrit sur la tige ombreuse, elle dit: «Ne croyez pas, ô ma vie, faire sans moi ce suprême voyage.

» De cela, ô mon cœur, n’ayez aucune crainte; je vous suivrai au ciel ou dans l’enfer. Il faut que nos deux âmes s’envolent et partent ensemble, et soient ensemble réunies dans l’éternité. Je n’aurai pas plus tôt vu vos yeux se fermer, que la douleur me tuera, et si la douleur ne peut le faire, je vous jure qu’avec cette épée je me percerai la poitrine.

» J’espère que nos corps seront plus heureux, nous morts, que pendant notre vie. Quelqu’un passera sans doute par ici et, mû de pitié, leur donnera une même sépulture.» Ainsi disant, elle recueille de ses lèvres décolorées, le souffle vital que la mort va ravir; elle attend jusqu’à ce qu’il en reste le moindre vestige.

Zerbin, renforçant sa voix débile, dit: «Je vous prie et vous supplie, ô ma déesse, par cet amour que vous me témoignâtes quand vous abandonnâtes pour moi le rivage paternel, et si je puis ordonner, je vous ordonne de vivre pendant tout le temps qu’il plaira à Dieu. N’oubliez pas, quoi qu’il arrive, que je vous ai aimée autant qu’on peut aimer.

» Dieu vous enverra sans doute un protecteur pour vous préserver de toute mauvaise rencontre, comme il fit quand il conduisit le sénateur romain à la caverne pour vous en arracher. Ainsi sa bonté vous a secourue jadis sur mer et contre l’infâme Biscayen. Et s’il advient que par la suite vous deviez mourir, alors vous pourrez choisir la mort la plus douce.»

Ces dernières paroles furent prononcées si bas qu’à peine, je crois, elles purent être entendues. Zerbin s’éteignit comme une lumière vacillante à qui la cire ou tout autre aliment contenu en elle vient à manquer. Qui pourra dire la douleur de la jeune fille, quand elle vit son cher Zerbin rester pâle, immobile et froid comme glace entre ses bras?

Elle se jette sur le corps sanglant et le baigne de larmes abondantes. Ses cris font retentir à plusieurs milles les bois et la campagne. Elle déchire, elle frappe, elle meurtrit ses joues et son sein; elle arrache sa belle chevelure d’or, appelant toujours en vain le nom aimé.

La douleur l’avait jetée dans une telle rage, dans une fureur telle, qu’elle aurait tourné contre elle-même l’épée de Zerbin, peu soucieuse d’obéir à son amant, si un ermite qui avait coutume de venir souvent à la fontaine, dont sa cellule n’était pas très éloignée, n’était survenu et ne s’était opposé à son dessein.

Le vénérable vieillard, qui unissait à la bonté une prudence naturelle, et qui était plein de charité et d’éloquence, finit, par ses exhortations persuasives, à rendre le calme à la dolente jeune fille. Il lui met sous les yeux, comme un miroir, les femmes du Nouveau et de l’Ancien Testament.

Puis il lui démontre comment en Dieu seul chacun trouve le vrai contentement, et que toutes les autres espérances humaines sont passagères, périssables et de peu de durée. Il lui dit tant de choses qu’il la fait revenir de son cruel dessein, et lui fait naître le désir de consacrer le reste de sa vie au service de Dieu.