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Il prend par une jambe le tronc pesant et s’en sert comme d’une massue contre les autres. Il en jette deux par terre et les endort d’un sommeil dont ils ne se réveilleront probablement qu’au jour du jugement dernier. Leurs compagnons s’empressent de fuir le pays, et bien leur sert d’avoir le pied leste. Le fou les aurait eu néanmoins bientôt rejoints, s’il ne s’était pas jeté sur leurs troupeaux.

Les laboureurs, rendus prudents par l’exemple, abandonnent, dans les champs, charrues, houes et faux. Les uns montent sur les toits des maisons, les autres sur les églises, car les ormes ni les saules ne seraient point un abri sûr. De là, ils contemplent l’horrible furie de Roland, qui, des poings, des épaules, des dents, des ongles, des pieds, déchire, met en pièces, anéantit bœufs et chevaux. Ceux d’entre eux qui lui échappent peuvent se dire bons coureurs.

Vous auriez pu entendre retentir jusque dans les villes prochaines l’immense rumeur des hurlements, des cornets et des trompettes rustiques, et, par-dessus tout, le bruit incessant des cloches; vous auriez pu voir mille paysans descendre des montagnes, avec des piques, des arcs, des épieux et des frondes, et tout autant se diriger de la plaine vers les hauteurs, afin de livrer au fou un assaut de leur façon.

Ainsi, sur la rive salée, la vague poussée par le vent du midi s’en vient tout d’abord comme en se jouant; mais la deuxième est plus haute que la première, et la troisième suit avec plus de force encore: à chaque vague nouvelle, l’onde croît en intensité et déferle plus avant sur la grève. De même, autour de Roland, s’accroît la tourbe impitoyable qui descend des hauteurs ou surgit des vallées.

Il en tue dix, puis dix encore, qui lui tombent au hasard sous la main; cette expérience démontre clairement aux autres qu’ils seront beaucoup plus en sûreté en se tenant au loin. C’est en vain qu’ils le frappent; le fer ne peut répandre le sang de son corps. Le roi du ciel a accordé une telle faveur au comte, afin de le conserver pour la défense de la sainte Foi.

Roland aurait été en danger de mort, s’il avait pu mourir. Il aurait appris combien il avait été imprudent en jetant son épée et en restant sans armes. Enfin la populace se retire, voyant que ses coups restaient sans effet. Roland, n’ayant plus personne devant lui, prend le chemin d’un bourg composé de quelques maisons.

Il n’y trouve personne; petits et grands, tous les habitants, pris de peur, avaient abandonné le village. En revanche, il y avait une grande quantité de provisions, d’une nature grossière et appropriée à la vie des champs. Sans distinguer le pain d’avec les glands, Roland, poussé par un long jeûne et par sa furie, porte gloutonnement les mains et les dents sur les premiers objets qu’il rencontre, crus ou cuits.

Puis il erre par tout le pays, donnant la chasse aux hommes et aux bêtes, et courant à travers les bois. Tantôt il attrape les chevreuils alertes et les daims légers; tantôt il lutte avec les ours et les sangliers, et les terrasse de ses mains nues; le plus souvent, il dévore avec une avidité bestiale leur chair et toutes leurs dépouilles.

Deçà, delà, sur les monts et dans les plaines, il parcourt toute la France. Il arrive un jour près d’un pont sous lequel un fleuve, large et profond, roule ses eaux entre deux rives escarpées. Tout auprès, s’élève une tour du haut de laquelle on découvre au loin tous les alentours. Ce qu’il fit en cet endroit, vous l’apprendrez ailleurs, car il me plaît de vous parler auparavant de Zerbin.

Zerbin, après que Roland fut parti, attendit quelque temps, et prit ensuite le sentier que le paladin avait suivi, laissant aller son destrier à pas lents. Il n’avait pas, je crois, fait encore deux milles, lorsqu’il aperçut, lié sur un petit roussin, un chevalier de chaque côté duquel se tenait un cavalier tout armé.

Zerbin, dès qu’il fut près de lui, reconnut le prisonnier; Isabelle le reconnut aussi. C’était Odoric, le Biscayen, qui s’était conduit comme un loup chargé de garder une brebis. Zerbin l’avait choisi, de préférence à tous ses autres amis, pour lui confier sa dame, croyant qu’en cette circonstance il lui serait aussi fidèle que dans tout le reste.

En ce moment, Isabelle était précisément en train de raconter à Zerbin comment la chose s’était passée; comment elle avait réussi à s’échapper dans une barque avant que la mer eût brisé le navire; la violence dont Odoric avait usé à son égard, et de quelle manière elle avait ensuite été entraînée dans la grotte. Elle n’avait pas encore achevé son récit, lorsqu’ils aperçurent le scélérat conduit prisonnier.

Les deux gardes, au milieu desquels s’avançait Odoric enchaîné, reconnurent sur-le-champ Isabelle, et se doutèrent bien que celui qui l’accompagnait était son ami et leur maître, surtout quand ils eurent vu les antiques armoiries de son illustre famille peintes sur son écu. Puis, l’ayant plus attentivement regardé au visage, ils virent qu’ils ne s’étaient point trompés.

Ils sautèrent sur-le-champ à terre; puis, les bras ouverts, ils s’en vinrent en courant vers Zerbin, et l’embrassèrent comme on embrasse un supérieur, la tête nue et fléchissant les genoux. Zerbin, les regardant tous les deux en pleine figure, vit que l’un était Corèbe, le Biscayen, et l’autre Almonio, envoyés par lui sur le même navire qu’Odoric.

Almonio dit: «Puisqu’il a plu à Dieu – grâces lui en soient rendues – qu’Isabelle t’ait rejoint, je comprends très bien, mon seigneur, que je ne t’apporte aucune nouvelle. Je n’ai donc plus qu’à t’apprendre comment il se fait que tu vois ce traître ainsi lié avec nous, car ta compagne, qui a été la plus cruellement offensée, a dû te raconter toute l’histoire.

» Tu dois savoir comment, trompé par le traître, je m’éloignai de lui, et comment ensuite Corèbe fut blessé en défendant Isabelle. Mais ce qui s’est passé à mon retour n’a été ni vu ni entendu par cette dernière, et elle n’a pu te le dire; c’est sur ce point-là que je vais te renseigner.

» Je m’en revenais en toute hâte de la ville vers la mer, avec des chevaux que j’avais trouvés, les regards sans cesse tendus pour voir si je ne découvrais pas ceux qui étaient restés derrière moi. J’arrive enfin sur le rivage, à l’endroit où je les avais laissés; je regarde, et je ne vois rien, si ce n’est quelques traces encore fraîches sur le sable.

» Je suis cette piste qui me conduit dans un bois sauvage; à peine y eus-je pénétré, que, guidé par des gémissements qui frappaient mon oreille, je retrouvai Corèbe gisant à terre. Je lui demandai ce qu’il était advenu de la dame et d’Odoric, et qui l’avait ainsi blessé lui-même. Dès que je sus la vérité, je me mis à courir après le traître, cherchant à travers tous ces ravins.

» Je tournai ainsi tout un jour, sans retrouver aucun vestige. Enfin je revins à l’endroit où gisait Corèbe, dont le sang avait tellement rougi la terre tout autour de lui, que, s’il était resté un peu plus dans cet état, il aurait eu plutôt besoin d’une fosse et d’un prêtre ou d’un moine pour l’enterrer que d’un médecin ou d’un lit pour le guérir.

» Je le fis transporter du bois dans la ville, et le fis déposer dans la maison d’un hôtelier de mes amis. Là, par les soins et l’art d’un vieux médecin, il fut promptement guéri. Puis, nous étant munis d’armes et de chevaux, Corèbe et moi, nous nous mîmes à la recherche d’Odoric, que nous retrouvâmes à la cour du roi Alphonse de Biscaye; là, je lui livrai bataille.