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Au quatrième choc, les tronçons mêmes viennent à leur manquer; mais leur colère n’en devient, à l’un comme à l’autre, que plus bouillante. Il ne leur reste pour se frapper que leurs poings. Partout où leurs doigts peuvent s’accrocher, ils ouvrent les cuirasses ou déchirent les mailles. Les lourds marteaux et les fortes tenailles ne feraient pas mieux.

Le Sarrasin cherche comment il pourra terminer à son honneur ce combat acharné; ce serait folie de perdre son temps à se frapper de la sorte, car les coups sont plus douloureux pour celui qui les donne que pour celui qui les reçoit. Ils se saisissent tous les deux corps à corps. Le roi païen serre Roland à la poitrine; il croit l’étouffer comme le fils de Jupiter étouffa jadis Antée.

Il le prend impétueusement de côté, le heurte, l’attire à lui, et son animosité est si grande, qu’il ne prend point garde à la bride de son cheval. Roland, plus maître de lui, en fait son profit et en espère la victoire; il pose doucement la main sur les yeux du cheval de Mandricard et fait tomber la bride.

Le Sarrasin fait tous ses efforts pour étouffer Roland ou pour l’enlever de selle; le comte tient les genoux serrés, et ne plie ni d’un côté ni de l’autre. Enfin, sous les secousses du païen, la sangle de sa selle vient à casser, et Roland tombe à terre sans s’en apercevoir, car il a toujours les pieds aux étriers, et il serre encore la selle avec ses cuisses.

Le comte, en touchant la terre, produit le même bruit que si c’était un trophée d’armes qui serait tombé. Le destrier de Mandricard, qui a la tête libre, et dont la bouche est débarrassée du frein, fuit ventre à terre, à travers les bois et les halliers, poussé deçà et delà, par une terreur aveugle, et emportant son maître.

Doralice, qui voit son compagnon s’éloigner du champ de bataille, craint de rester abandonnée et court derrière lui de toute la vitesse de son roussin. Le païen, furieux, crie après son destrier; il le frappe avec les pieds et avec les mains; comme s’il n’avait point affaire à une bête, il le menace, croyant l’arrêter, mais il ne fait qu’accélérer sa fuite.

La bête, pleine d’épouvante, affolée, court à travers champs, sans regarder devant elle. Déjà elle avait couru plus de trois milles, et elle aurait continué, si un fossé ne se fût rencontré sur son chemin; cheval et cavalier tombent au plus profond, où ils ne trouvent ni litière ni lit de plume. Mandricard éprouve une secousse terrible, mais il ne se rompt point les os.

Enfin le coursier s’arrête; mais son maître ne peut le guider, car il n’a plus de mors. Le Tartare le tient par la crinière, plein de fureur et de colère. Il ne sait quel parti prendre. «Mets-lui la bride de mon palefroi, – lui dit Doralice, – le mien n’est point fougueux, et l’on peut facilement le conduire avec ou sans frein.»

Le Sarrasin regarde comme peu courtois d’accepter l’offre de Doralice; mais, grâce au frein qu’elle lui propose, il pourra poursuivre son chemin et trouver une occasion plus propice. Sur ces entrefaites, ils sont rejoints par la scélérate, l’infâme Gabrine, laquelle, après avoir trahi Zerbin, fuyait comme une louve qui entend venir les chasseurs et les chiens.

Elle avait encore sur elle les vêtements et les riches parures qui avaient été enlevés à la maîtresse de Pinabel et que Marphise lui avait donnés, ainsi que le palefroi de la vicieuse donzelle, qui pouvait compter parmi les meilleurs. La vieille arrive sur le Tartare avant de s’apercevoir de sa présence.

Les vêtements de jeune fille qu’elle porte excitent le rire de la fille de Stordilan et de Mandricard, car ils la font ressembler à une guenon, à un babouin. Le Sarrasin imagine de lui enlever sa bride pour la mettre à son destrier. Le mors enlevé, il effraye le palefroi par ses menaces et ses cris, et le met en fuite.

Le palefroi fuit à travers la forêt, emportant la vieille quasi morte de peur; il franchit les vallées, les collines, les fossés et les ravins, courant à l’aventure, à droite et à gauche. Mais il m’importe trop peu de vous parler de Gabrine, pour que je ne m’occupe plus de Roland, qui a bien vite réparé les dégâts faits à sa selle.

Il remonte sur son destrier, et attend un grand moment que Mandricard revienne. Ne le voyant point reparaître, il se décide à le chercher. Mais, en homme habitué aux manières courtoises, le paladin ne s’éloigne pas avant d’avoir pris congé des deux amants, et d’avoir échangé avec eux de douces et affectueuses paroles.

Zerbin s’afflige de son départ; la tendre Isabelle verse des larmes; tous deux veulent le suivre. Mais le comte n’y consent pas, bien que leur compagnie lui soit agréable et bonne. La raison qui le fait se séparer d’eux, c’est qu’il n’y a pas d’action plus déshonorante pour un guerrier à la recherche de son ennemi, que de prendre un compagnon qui l’aide et le défende.

Il les prie seulement de dire au Sarrasin, s’ils le rencontrent avant lui, que Roland restera encore trois jours dans les environs, et qu’ensuite il reprendra son chemin pour rejoindre la bannière aux beaux lys d’or et regagner l’armée de Charles. Ainsi, pour peu qu’il le veuille, Mandricard saura où le trouver.

Tous deux promettent de le faire volontiers, ainsi que tout ce qu’il lui plaira de leur commander. Puis les chevaliers suivent chacun des chemins divers, Zerbin d’un côté, le comte Roland de l’autre. Mais, avant de se mettre en route, le comte reprend son épée suspendue à l’arbre, et pousse son destrier du côté où il pense avoir le plus de chances de rencontrer le païen.

La course désordonnée que le cheval du Sarrasin fournit à travers le bois, sans suivre aucun chemin, fait que Roland le cherche en vain pendant deux jours. Il ne peut retrouver ses traces. Enfin il arrive sur le bord d’un ruisseau, au milieu d’un grand pré émaillé de fleurs aux couleurs jeunes et vives, et ombragé par une multitude de beaux arbres.

Là, pendant les chaleurs de midi, les troupeaux et les pasteurs à moitié nus venaient goûter une agréable fraîcheur. Roland, bien qu’il ait sur lui sa cuirasse, son casque et son écu, éprouve comme un frisson. Il s’arrête pour s’y reposer un peu; mais, hélas! une cruelle et terrible déception l’attend dans ce séjour, qui doit être plus funeste que je ne saurais dire, et c’est en un jour de malheur qu’il y est venu.

En regardant tout autour de lui, il voit des inscriptions gravées sur la plupart des arbres qui ombragent cette rive. Dès qu’il y a jeté un peu plus attentivement les yeux, il les reconnaît pour être de la main de sa déesse. C’était en effet un des endroits que j’ai déjà décrits, et où la belle reine du Cathay venait souvent avec Médor, de la chaumière du pasteur située non loin de là.

Il voit les noms d’Angélique et de Médor entrelacés de cent nœuds et en plus de cent endroits. Chaque lettre dont ces noms sont formés est comme un clou avec lequel Amour lui perce et lui déchire le cœur. Il va roulant mille pensées en son esprit, et cherchant à se persuader qu’il se trompe, que c’est une autre qu’Angélique qui a gravé son nom sur l’écorce de ces arbres.

Puis il dit: «Je connais pourtant bien ces caractères; j’en ai tant de fois vu et lu de semblables! Elle a peut-être imaginé ce nom de Médor pour me désigner sous un pseudonyme.» Par ces suppositions si éloignées de la vérité, et cherchant à se tromper lui-même, le malheureux Roland conserve quelque espérance qu’il ne tarde pas à chasser lui-même de son cœur.