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Sur cent vingt, – c’est Turpin qui a fait le compte, – quatre-vingt-dix au moins périrent. À la fin, Roland revient vers Zerbin, dont le cœur tressaille d’impatience dans la poitrine. Si celui-ci éprouva une vive allégresse en voyant revenir Roland, cela ne se peut raconter pleinement en ces vers; il se serait prosterné pour l’honorer, mais il se trouvait lié sur le roussin.

Roland le délie et l’aide à revêtir ses armes, qu’il a reprises au capitaine de la troupe, auquel elles n’ont pas porté bonheur. Pendant ce temps, Zerbin lève les yeux sur Isabelle, restée sur le sommet de la colline, et qui, voyant le combat terminé, s’est avancée plus belle que jamais.

Lorsque Zerbin voit s’approcher la dame qu’il a tant aimée, la belle dame qu’il croyait, sur la foi d’une fausse nouvelle, engloutie dans les flots, et qu’il a si longtemps pleurée, il sent un froid glacial lui serrer le cœur; tout son corps tremble; mais bientôt le frisson fait place aux feux ardents de l’amour.

La reconnaissance qu’il doit au seigneur d’Anglante l’empêche de se jeter dans ses bras, car il pense que Roland est devenu l’amant de la damoiselle. La joie qu’il a d’abord éprouvée dure peu, et fait place à une peine plus amère; il a moins souffert quand il a appris qu’elle était morte, qu’en la voyant aux mains d’un autre.

Ce qui lui cause le plus de douleur, c’est qu’elle appartienne au chevalier à qui il doit tant. Essayer de la lui enlever ne serait ni honnête ni chose facile sans doute. Il ne laisserait certainement à personne autre une telle proie sans la lui disputer; mais une telle reconnaissance le lie envers le comte, qu’il est forcé de courber la tête.

Ils arrivent tous les trois, sans s’être dit une parole, près d’une fontaine où ils descendent de cheval pour se reposer un instant. Le comte, fatigué, enlève son casque et invite Zerbin à retirer aussi le sien. La dame, qui reconnaît son amant, pâlit soudain de joie; mais elle se ranime vite, comme la fleur, après une grande pluie, au retour du soleil.

Et, sans plus attendre, sans la moindre fausse honte, elle court à son cher amant et lui jette les bras autour du cou. Elle ne peut prononcer une parole, mais elle lui baigne de larmes le sein et la figure. Roland, à la vue de ces transports, n’a pas besoin d’autre explication pour comprendre que le chevalier qu’il a sauvé n’est autre que Zerbin.

Dès que la voix lui est revenue, Isabelle, les joues encore humides de pleurs, raconte à Zerbin tout ce qu’elle doit à la courtoisie du paladin de France. Zerbin, qui chérit la damoiselle à l’égal de sa vie, se jette aux pieds du comte, et lui rend grâce de lui avoir deux fois rendu la vie en une heure.

Les remerciements et les offres de services auraient pu durer longtemps entre les deux chevaliers, s’ils n’avaient entendu du bruit à travers les arbres au feuillage épais et sombre. Ils s’empressèrent de remettre leurs casques sur leurs têtes et de remonter à cheval. À peine étaient-ils en selle, qu’ils virent arriver un chevalier accompagné d’une damoiselle.

Ce guerrier était Mandricard, qui suivait les traces de Roland, afin de venger Alzire et Manilard, que le paladin avait si vaillamment renversés. Sa poursuite, d’abord fort active, s’était sensiblement ralentie, du moment où il avait eu Doralice en son pouvoir, après l’avoir enlevée avec un tronçon de lance, à plus de cent guerriers bardés de fer.

Le Sarrasin ignorait que celui qu’il poursuivait fût le seigneur d’Anglante, mais tout semblait indiquer que c’était un illustre chevalier errant. Il ne fait pas attention à Zerbin; ses yeux, au contraire, examinent le comte de la tête aux pieds, et retrouvant tous les indices qu’on lui en a donnés: «Tu es celui que je cherche, – dit-il.

» Voilà dix jours, – ajoute-t-il, – que je suis tes traces, excité par le bruit de tes exploits, qui est parvenu jusqu’au camp devant Paris. Le seul survivant des mille guerriers que tu as taillés en pièces y est arrivé après de grandes fatigues, et a raconté le carnage que tu as fait des soldats de Noricie et de ceux de Trémisen.

» Dès que je l’appris, je m’empressai de me mettre à ta poursuite, pour te connaître et me mesurer avec toi. Je m’informai des insignes que tu portes sur tes armes, et c’est toi, je le sais. À défaut de ces indications, je te reconnaîtrais au milieu de cent autres, rien qu’à ta fière prestance.»

«On ne peut dire, – lui répond Roland, – que tu ne sois pas un chevalier de grande vaillance, car, à mon avis, un dessein si magnanime ne saurait naître en un cœur vil. Si c’est le désir de me voir qui t’a fait venir, je veux que tu me voies à visage découvert, comme tu as vu mes armes; je vais ôter mon casque, afin que ton envie soit satisfaite.

» Mais quand tu m’auras bien vu en face, il te restera encore à satisfaire le second désir qui t’a fait suivre mon chemin, c’est-à-dire à voir si ma valeur répond à cette fière prestance que tu admires tant.» «Maintenant, – dit le païen, – que tu m’as satisfait entièrement sur le premier point, venons au second.»

Cependant le comte examine le païen des pieds à la tête; il regarde à la ceinture, à l’arçon, et n’y voit pendre ni masse d’armes ni épée. Il lui demande de quelle arme il compte se servir, si sa lance vient à se rompre. L’autre lui répond: «Ne t’inquiète point de cela. Avec cette seule lance j’ai déjà fait peur à beaucoup d’autres.

» J’ai juré de ne point ceindre d’épée que je n’aie enlevé Durandal au comte. Je vais, le cherchant par tous les chemins, afin qu’il ait à faire plus d’une pose avec moi. Je l’ai juré, si tu tiens à le savoir, le jour où je plaçai sur mon front ce casque, lequel, ainsi que toutes les autres armes que je porte, ont appartenu à Hector, mort il y déjà mille ans.

» L’épée seule manque à ces bonnes armes. Comment fut-elle dérobée, je ne saurais te le dire. Il paraît que le paladin la possède aujourd’hui, et c’est là ce qui lui donne une si grande audace. Je compte bien, si je puis me mesurer avec lui, lui faire rendre un bien mal acquis. Je le cherche aussi dans le but de venger mon père, le fameux Agrican.

» Roland lui donna traîtreusement la mort; sans cela, je sais bien qu’il n’aurait pu le vaincre.» Le comte ne peut se taire davantage; il s’écrie d’une voix forte: «Toi, et quiconque dit cela, en avez menti. Mais celui que tu cherches, le hasard l’a conduit vers toi. Je suis Roland, et j’ai tué ton père en loyal combat. Voici l’épée que tu cherches aussi. Elle t’appartiendra si tu la mérites par ta vaillance.

» Bien qu’elle m’appartienne à bon droit, je consens à ce qu’elle soit le prix de notre lutte. Mais je ne veux pas que, dans ce combat, elle me serve plus qu’à toi. Je la suspends à cet arbre. Tu pourras la prendre librement, s’il advient que tu me tues ou que tu me fasses prisonnier.» Ainsi disant, il prend Durandal et la suspend à un arbre, au milieu du chemin.

Ils s’éloignent à une demi-portée de flèche, poussent leurs destriers l’un contre l’autre, en leur lâchant les rênes, et se frappent tous deux, en pleine visière, d’un coup terrible. Les lances se rompent et volent en mille éclats vers le ciel.

Les deux lances sont forcées de se rompre, car les cavaliers ne veulent plier ni l’un ni l’autre, et reviennent au combat avec les tronçons qui sont restés intacts. Les deux adversaires, qui n’ont jamais manié que le fer, font maintenant un terrible usage de leurs tronçons de lance, semblables à deux paysans qui se battent pour la possession d’un ruisseau ou la délimitation d’un pré.