Изменить стиль страницы

Il dit à Gabrine de l’attendre et qu’il reviendra bientôt la retrouver. Celle-ci s’approche du cadavre et l’examine attentivement de tous côtés, pour voir s’il n’a pas sur lui quelque objet précieux dont il serait inutile de laisser plus longtemps un mort se parer. La vieille, parmi tous ses autres vices, était aussi avare qu’une femme peut l’être.

Si elle pouvait dissimuler le vol de pareils objets, elle enlèverait bien la riche soubreveste, ainsi que les belles armes. Mais elle doit se contenter de dérober ce qui peut facilement se cacher, et elle abandonne le reste à regret. Elle choisit, parmi les autres dépouilles, une belle ceinture, et se l’attache autour de la taille, entre ses deux jupons.

Peu après arrive Zerbin. Il a en vain suivi les pas de Bradamante, car le sentier se divise en plusieurs branches qui montent ou descendent. Le jour baisse, et il ne veut pas rester au milieu de ces rochers en pleine obscurité; suivi de la méchante vieille, il se hâte donc de s’éloigner de la funèbre vallée pour chercher un logis.

Près de deux milles plus loin, ils trouvent un grand château appelé Hauterive. Ils s’y arrêtent pour y passer la nuit, qui déjà envahissait le ciel d’un vol rapide. Ils y sont à peine installés, que de tous côtés les lamentations frappent leurs oreilles, et qu’ils voient les pleurs couler de tous les yeux, comme s’il s’agissait d’une catastrophe publique.

Zerbin en demande la cause. On lui dit qu’avis vient d’être donné au comte Anselme que son fils Pinabel a été trouvé étendu sans vie entre deux montagnes, dans un étroit sentier. Zerbin, pour éviter que les soupçons ne se portent sur lui, feint d’apprendre une chose nouvelle et baisse les yeux; mais il pense bien que le cadavre qu’il a trouvé sur sa route doit être celui de Pinabel.

Bientôt arrive le brancard funèbre, à la lueur des torches et des flambeaux. Alors les cris redoublent, les battements de mains retentissent jusqu’aux étoiles, et les larmes coulent plus abondantes des paupières. Mais, plus que tous les autres, le visage du malheureux père dénote un sombre désespoir.

Cependant on apprête de solennelles et pompeuses funérailles, selon l’usage antique que chaque génération voit peu à peu se perdre. Le châtelain fait publier un ban par lequel il promet une riche récompense à celui qui lui fera connaître le meurtrier de son fils. Ce ban interrompt un instant les lamentations du populaire.

De voix en voix, d’une oreille à l’autre, la promesse annoncée par le ban se répand dans toute la contrée. Elle parvient jusqu’à la vieille scélérate qui dépasse en férocité les tigres et les ours. Aussitôt elle saisit cette occasion de perdre Zerbin, soit pour satisfaire sa haine, soit pour montrer que tout sentiment humain est banni de son cœur,

Soit pour gagner la récompense promise. Elle s’en va trouver le malheureux châtelain, et, après un préambule qu’elle tâche de rendre le plus vraisemblable possible, elle lui dit que c’est Zerbin qui a commis le crime. Elle lui montre la belle ceinture que le père infortuné reconnaît sur-le-champ. Après ce témoignage et la déclaration de l’horrible vieille, tout lui paraît clair.

Pleurant, il lève ses mains vers le ciel, et jure que son fils ne restera pas sans vengeance. Il fait cerner l’appartement de son hôte par ses vassaux, qui sont accourus en toute hâte. Zerbin est loin de se croire entouré d’ennemis, et ne s’attend pas au traitement que lui ménage le comte Anselme, qui se croit si outragé par lui; il est plongé dans le premier sommeil lorsqu’on le saisit.

On l’enchaîne, on le plonge dans un cachot ténébreux, et le soleil n’a pas encore reparu que son injuste supplice est déjà ordonné; il est condamné à être écartelé dans le lieu même où a été commis le crime qu’on lui impute. On ne se préoccupe pas d’examiner plus attentivement s’il est coupable ou non; il suffit que le châtelain le croie ainsi.

Le lendemain, dès que la belle aurore vient colorer l’horizon de couleurs blanches, rouges et jaunes, on se dispose à punir Zerbin de son prétendu crime. La populace, aveugle et sanguinaire, l’accompagne hors du château en criant: Qu’il meure! qu’il meure! Toute cette foule va sans ordre, les uns à pied, les autres à cheval. Quant au chevalier d’Écosse, il s’avance la tête basse, lié sur un petit roussin.

Mais Dieu, qui, la plupart du temps, vient en aide aux innocents et n’abandonne jamais celui qui se fie en sa bonté, lui a déjà trouvé un défenseur tel qu’il n’y a plus à craindre de le voir mourir en ce jour. Roland arrive, conduit sur ce chemin par la Providence, afin de sauver Zerbin. Roland aperçoit dans la plaine cette foule qui traîne à la mort le dolent chevalier.

Avec lui est la jeune fille qu’il a trouvée dans une grotte sauvage, Isabelle, la fille du roi de Galice, tombée au pouvoir des malandrins après avoir échappé à la tempête et aux fureurs de la mer qui ont brisé son navire. C’est celle que Zerbin porte dans son cœur et qui lui est plus chère que sa propre vie.

Roland l’avait emmenée avec lui en quittant la caverne. Isabelle demande à Roland quelle est cette foule qu’elle aperçoit dans la campagne. «Je ne sais pas» dit-il. Puis il la laisse sur la colline et descend rapidement dans la plaine. Il regarde Zerbin, et à première vue il le tient pour un chevalier de grande estime.

Il s’approche, il lui demande pourquoi il est enchaîné, et où on le conduit. Le dolent chevalier lève la tête, et, après avoir écouté ce que lui dit le paladin, il lui raconte la vérité; il la lui expose avec un tel accent de sincérité que le comte le juge digne de sa protection, persuadé qu’il est innocent et qu’il n’a point mérité la mort.

Mais, quand il apprend que l’arrêt a été rendu par le comte Anselme d’Hauterive, il ne doute plus de son injustice, car ce félon n’a pas d’autres façons d’agir. En outre, il sent se réveiller l’antique haine qui divise la maison de Mayence et celle de Clermont, et qui a causé à toutes deux tant de sang, tant de ruines et tant de hontes.

«Déliez ce chevalier, canaille, – crie le comte aux manants, – ou je vous extermine.» «Quel est celui-ci qui se vante de porter de tels coups? – répond un des hommes d’armes qui veut payer d’assurance. – Si nous étions de cire ou de paille et que lui-même fût de feu, sa menace pourrait peut-être nous épouvanter.» Et il se précipite sur le paladin de France, qui abaisse sa lance contre lui.

Le Mayençais avait sur son dos la brillante armure enlevée pendant la nuit à Zerbin; mais elle ne peut le défendre contre le coup terrible porté par le paladin et qui le frappe à la joue droite. Le casque n’est point entamé, car il est de fine trempe, mais le choc est si grand, que le malheureux a le cou rompu et tombe mort.

Roland poursuit sa course; sans déranger sa lance, il en transperce un autre de part en part. Puis il la jette, tire Durandal et se précipite au plus épais de la troupe, à l’un, il fend la tête en deux; à l’autre il la coupe net au ras du buste; il perce la gorge à plusieurs autres; en un clin d’œil, il en tue ou il en met en fuite plus de cent.

Plus du tiers est mort; Roland chasse le reste; il taille, il fend, il transperce, il déchire; les malheureux jettent pour fuir tout ce qui les embarrasse: les écus, les épées, les épieux, les serpes; les uns se dispersent au loin, les autres courent le long du chemin; d’autres se cachent dans les bois et dans les cavernes. Roland, sans pitié ce jour-là, ne veut pas en laisser échapper un seul vivant.