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Ainsi disait Griffon, ainsi disait Aquilant. Chacun des trois chevaliers veut combattre seul, et préfère la prison ou la mort à la honte de combattre plus d’un contre un seul adversaire. La dame leur dit: «Toutes vos paroles sont inutiles. Je vous ai conduits ici pour enlever les armes de ce chevalier, et non pour faire une nouvelle loi et un nouveau traité.

» Quand je vous tenais en prison, c’était le moment de m’alléguer ces raisons, et non maintenant, car il est trop tard. Vous devez tenir votre serment, et faire trêve à vos paroles vaines et menteuses.» Roger de son côté leur criait: «Voici les armes, voici le destrier dont la selle et les harnais sont tout neufs; voici encore les vêtements de cette dame. Si vous les voulez, pourquoi tant tarder?»

Pressés d’un côté par la châtelaine, excités et raillés de l’autre par Roger, les chevaliers s’ébranlent enfin tous les trois, le visage enflammé de vergogne. Les deux fils de l’illustre marquis de Bourgogne marchent en avant; Guidon, dont le cheval est plus lourd, les suit à peu d’intervalle.

Roger vient à leur rencontre avec la même lance dont il a abattu Sansonnet, et couvert de l’écu possédé autrefois par Atlante dans les montagnes des Pyrénées. Je veux parler de cet écu enchanté dont la vue humaine ne pouvait soutenir l’éblouissant éclat. Roger n’y avait recours que dans les plus graves périls et comme une ressource suprême.

Il s’était servi de sa lumière seulement trois fois, et dans trois circonstances redoutables: les deux premières, quand il lui fallut s’arracher aux mollesses du séjour de la volupté pour revenir à une vie plus honnête; la troisième, quand il priva de sa pâture l’orque marine, dont les dents avides allaient dévorer, toute nue, la belle Angélique qui se montra ensuite si cruelle envers son libérateur.

Excepté dans ces trois circonstances, il avait tenu constamment l’écu caché sous un voile tout prêt à être enlevé, s’il en était besoin. Il s’en venait à la rencontre des trois chevaliers, couvert de ce même écu, comme je viens de le dire, et plein d’une telle ardeur, que ses trois adversaires ne lui paraissaient pas plus à craindre que de faibles enfants.

Roger frappe Griffon sur le bord de l’écu, à l’endroit où il touche à la visière du casque. Griffon chancelle un instant sur ses étriers, puis il tombe, et reste étendu loin de son destrier. La lance de Griffon touche l’écu de Roger; mais, au lieu de le frapper perpendiculairement, elle glisse sur sa surface polie et lisse et produit un effet inattendu;

Elle déchire le voile qui recouvrait la lumière enchantée et épouvantable, dont la splendeur faisait, sans que personne pût éviter ce sort, tomber ceux dont les yeux en étaient aveuglés. Aquilant, qui accourait de son côté, enlève le reste du voile, et découvre entièrement l’écu. La lumière frappe les deux frères dans les yeux, ainsi que Guidon qui venait par derrière eux.

De çà, de là, ils tombent tous à terre. L’écu ne leur éblouit pas seulement les yeux; il leur enlève l’usage de tous leurs autres sens. Roger, qui ne s’est aperçu de rien, fait faire volte-face à son cheval, après avoir tiré son épée qui perce et taille si bien. Mais il ne voit personne venir à sa rencontre, tous ses adversaires étant par terre.

Il voit les chevaliers, les gens sortis à pied du château, les deux dames, et les destriers étendus à terre, et battant des flancs comme s’ils étaient près de mourir. Tout d’abord il s’étonne; puis il s’aperçoit que le voile pendait à gauche de l’écu, je veux dire le voile de soie avec lequel il cachait d’habitude la terrifiante lumière.

Il se retourne vivement, cherchant des yeux sa bien-aimée Bradamante. Il court à l’endroit où elle était restée quand la première lutte s’était engagée. Ne l’y trouvant pas, il pense qu’elle s’en est allée secourir le jouvenceau, de crainte qu’on ne le livre aux flammes si elle s’arrête plus longtemps à regarder le combat.

Parmi ceux qui gisaient étendus, Roger voit la dame qui l’avait conduit. Il la place, encore évanouie, sur le devant de sa selle, et poursuit son chemin, l’esprit tout troublé. Il recouvre l’écu avec un manteau que la dame avait par-dessus ses vêtements, et celle-ci recouvre ses sens aussitôt que la malfaisante lumière est cachée.

Roger s’en va, le visage rouge de honte. Il n’ose lever la tête. Il lui semble que chacun est en droit de lui reprocher une victoire si peu glorieuse. «Que pourrai-je faire – disait-il – pour me faire pardonner une action si honteuse? Toutes les fois que je vaincrai désormais, on dira que c’est grâce à des enchantements, et non à ma vaillance.»

Pendant qu’il s’en allait, roulant ces pensées, il arriva dans un lieu où il trouva l’occasion de mettre à exécution le projet qu’il méditait. Il rencontra à l’improviste sur sa route un puits profond où les troupeaux venaient se rafraîchir, au moment de la grosse chaleur, dans un abreuvoir plein d’eau. Roger dit: «Maintenant, écu maudit, je vais prendre mes mesures pour que tu ne me fasses plus jamais honte.

» Je vais me séparer pour toujours de toi; et ce sera le dernier blâme que tu m’auras attiré en ce monde.» Ainsi disant, il descend de cheval, prend une grosse et lourde pierre, l’attache à l’écu, et les jette tous les deux au fond du puits. «Que ma honte – dit-il – soit ensevelie avec toi et pour toujours.»

Le puits était profond et plein d’eau jusqu’à son ouverture; l’écu était lourd, lourde était la pierre; tous deux ne s’arrêtèrent qu’au fond; au-dessus d’eux, se referma l’eau molle et douce. La renommée ne laissa pas cette noble action ignorée; elle la divulgua rapidement; sonnant dans son cor, elle en répandit la nouvelle en France, en Espagne et dans tous les pays environnants.

Le bruit de cette étrange aventure étant parvenu dans tous les coins de l’univers, un grand nombre de chevaliers, venus des contrées voisines ou éloignées, se mirent à la recherche de l’écu. Mais ils ne savaient où était située la forêt dans laquelle se trouvait le puits qui renfermait l’écu magique, car la dame qui avait divulgué la belle action de Roger, ne voulut jamais indiquer le pays ni le lieu.

Roger en s’éloignant du château où il avait vaincu avec si peu d’efforts, et où il avait renversé les quatre redoutables champions de Pinabel comme des hommes de paille, avait emporté l’écu. À peine la lumière qui éblouit les yeux et anéantit les sens eut-elle disparu, que tous ceux qui gisaient comme morts se relevèrent remplis d’étonnement.

Pendant tout le jour, il ne fut question entre eux que de cette étrange aventure. Ils cherchaient à s’expliquer comment l’horrible lumière avait pu les terrasser tous. Sur ces entrefaites, on vient les avertir que Pinabel est mort, mais qu’on ne sait pas par qui il a été tué.

L’impétueuse Bradamante avait fini par atteindre Pinabel dans un étroit défilé. Elle lui avait plongé à cent reprises son épée dans le flanc et dans le cœur. Puis, après avoir purgé le monde de cette pourriture qui avait infecté tout le pays, elle avait tourné le dos au bois témoin de sa vengeance, emmenant avec elle le destrier que le félon lui avait autrefois dérobé.

Elle voulut retourner à l’endroit où elle avait laissé Roger, mais elle ne sut pas retrouver son chemin. Franchissant les vallons et les montagnes, elle chercha quasi par toute la contrée. La fortune cruelle ne lui permit pas de trouver la route qui l’eût conduite vers Roger. Que celui qui prend plaisir à mon histoire, attende l’autre chant pour en entendre la suite.