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Roger dit: «Ne nous inquiétons pas de cela. Faisons de notre côté tout ce qu’il nous sera possible de faire, et laissons le reste à celui qui gouverne le ciel, ou, à son défaut, à la fortune. Tu pourras voir, par ce combat, si nous sommes assez bons pour venir en aide à celui qu’on doit aujourd’hui brûler pour une faute si légère et si douce.»

Sans plus répondre, la donzelle prit par la voie la plus courte. Ils n’allèrent pas plus de trois milles, sans arriver au pont et à la porte où les vaincus devaient déposer les armes et leurs vêtements, après avoir couru le risque de perdre la vie. À leur apparition, la cloche du château retentit par deux fois.

Et voici qu’en dehors de la porte un vieillard s’avance, au grand trot d’un roussin; et il s’en venait criant: «Attendez, attendez; arrêtez-vous là; ici l’on doit le péage. Et si l’on ne vous a pas dit l’usage adopté ici, je vais vous le dire.» Et il commence à leur expliquer la coutume que Pinabel fait observer.

Puis il poursuit en leur donnant le conseil qu’il donnait aux autres chevaliers. «Faites dépouiller votre dame de ses vêtements – disait-il – et vous, mes fils, laissez vos armes et vos destriers. Ne vous exposez pas au danger d’affronter quatre guerriers si redoutables. On trouve partout des habits, des armes et des chevaux; la vie seule ne se remplace pas.»

«N’en dis pas plus – répondit Roger – n’en dis pas plus, car je suis informé de tout cela, et je viens ici pour essayer mes forces et voir si je suis aussi bon à l’action que je me sens le cœur solide. Mes armes, mes habits et mon cheval, je ne les donne à personne, surtout quand je n’ai encore éprouvé que des menaces. Je suis persuadé que mon compagnon ne cédera pas davantage ses armes sur de simples paroles.

» Mais, pour Dieu, fais en sorte que je voie promptement en face ceux qui prétendent m’enlever mes armes et mon cheval, car nous avons à franchir encore cette montagne, et nous ne pouvons nous arrêter longtemps ici.» Le vieillard répondit: «Voici quelqu’un qui passe le pont pour te satisfaire.» Et il disait vrai, car un chevalier sortit du château, revêtu d’une soubreveste rouge, constellée de fleurs blanches.

Bradamante pria beaucoup Roger pour qu’il lui laissât l’honneur de jeter hors de selle le chevalier au beau vêtement parsemé de fleurs. Mais elle ne put rien obtenir, et elle dut se soumettre à la volonté de Roger qui tenait à tenter lui seul toute l’entreprise. Elle se tint donc à l’écart à regarder.

Roger demanda au vieux quel était le premier chevalier sorti par la porte du château. «C’est Sansonnet – dit celui-ci – je le reconnais à sa casaque rouge semée de fleurs blanches.» Les deux adversaires, sans se parler, prirent à droite et à gauche, puis ils se précipitèrent, lance baissée, au-devant l’un de l’autre, excitant leurs coursiers.

Sur ces entrefaites, Pinabel était sorti du château, suivi d’un grand nombre de gens à pied, prêts à enlever les armes des chevaliers désarçonnés. Les deux champions, pleins d’ardeur, venaient à la rencontre l’un de l’autre, armés de deux énormes lances en jeune chêne, grosses de deux palmes jusqu’à la naissance du fer.

Sansonnet en avait fait tailler plus de dix semblables dans les cépées d’une forêt voisine, et on en avait apporté deux pour le combat. Pour se garantir de leurs coups, il aurait fallu avoir un bouclier et une cuirasse en diamant. Aussitôt arrivé, Sansonnet en avait fait donner une à Roger, et avait gardé l’autre pour lui.

Armés de ces lances qui auraient traversé des enclumes, tellement elles avaient leurs extrémités armées d’un fer solide, ils se rencontrèrent au milieu de leur course, tous deux frappant sur les boucliers. Celui de Roger, que les démons avaient forgés à la sueur de leur front, parut se ressentir à peine du coup. Je veux parler du bouclier que fit autrefois Atlante et de la force duquel je vous ai déjà entretenu.

Je vous ai déjà dit que sa splendeur enchantée frappait les yeux avec tant de force, qu’elle enlevait l’usage de la vue et faisait tomber les gens inanimés. Aussi Roger, à moins d’un péril extrême, le tenait recouvert d’un voile. Il faut croire qu’il était également impénétrable, pour n’avoir pas été entamé dans cette rencontre.

L’autre bouclier, fait par des mains moins habiles, ne supporta point l’épouvantable choc. Comme s’il eût été frappé de la foudre, il céda sous le fer et s’ouvrit par le milieu. Le fer de la lance rencontra le bras qui n’était plus couvert, de sorte que Sansonnet fut blessé et jeté hors de selle, à son grand dépit.

C’était le premier des quatre compagnons chargés de maintenir l’infâme coutume, qui n’eût pas remporté les dépouilles de son adversaire, et eût été jeté hors de selle. Il est bon que parfois ceux qui rient, aient à se plaindre à leur tour, et voient la fortune leur être enfin rebelle. Le veilleur du château redoublant les sons de la cloche, avertit de cela les autres chevaliers.

Pendant ce temps, Pinabel s’était approché de Bradamante pour savoir quel était celui qui avait frappé le chevalier de son château avec une telle vaillance et une telle force. La justice de Dieu, pour le payer selon son mérite, fit qu’il montait le même destrier qu’il avait naguère volé à Bradamante.

Il y avait huit mois déjà, si vous vous le rappelez, que ce Mayençais, s’étant rencontré en chemin avec elle, l’avait précipitée dans la caverne où est la tombe de Merlin. Une branche d’arbre qui tomba avec elle, ou plutôt son bon destin, l’avait sauvée de la mort. Pinabel, croyant qu’elle était ensevelie dans la caverne, lui prit son destrier et l’emmena avec lui.

Bradamante reconnaît son cheval et par lui le perfide comte. Lorsqu’il est plus proche, qu’elle a entendu sa voix et qu’elle l’a regardé au visage avec attention: «C’est là certainement le traître – dit-elle – qui chercha à m’outrager et à me couvrir de honte. C’est son crime même qui l’a conduit ici pour recevoir d’un seul coup le prix de tous ses forfaits.»

Menacer Pinabel, porter la main à son épée et s’avancer vers lui, est pour Bradamante l’affaire d’une seconde; mais auparavant, elle a soin de lui couper le chemin, de façon qu’il ne puisse s’enfuir vers le château. Comme le renard dont on a bouché le terrier, Pinabel voit que tout espoir de salut lui est enlevé. Il fuit en criant, sans retourner la tête, et se lance à travers la forêt.

Pâle, éperdu, le misérable éperonne son cheval, car son dernier espoir est dans une prompte fuite. L’ardente damoiselle de Dordogne le suit l’épée dans les reins, le frappe et le serre de près; elle est sans cesse sur ses épaules et ne lui laisse pas un moment de répit. Grande est la rumeur, et le bois en retentit tout alentour. Personne, au château, ne s’est encore aperçu de cet incident, car on ne regarde que Roger.

Cependant les trois autres chevaliers étaient sortis de la forteresse, ayant avec eux la dame inique qui avait imposé l’infâme coutume. Chacun d’eux préférerait la mort à une vie digne de blâme; aussi leur visage est rouge de honte, et leur cœur est brisé de douleur d’aller, à eux trois, combattre contre un seul.

La cruelle courtisane qui avait fait établir cette infâme coutume et qui la faisait observer, leur rappelle le serment qu’ils lui ont fait de la venger. «Puisque je suis sûr de l’abattre avec ma lance – lui dit Guidon le Sauvage – pourquoi veux-tu que mes amis m’accompagnent? Si je mens, fais-moi couper ensuite la tête; je serai content.»