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Roger, toujours humain, toujours courtois envers tous, mais surtout envers les dames, n’a pas plus tôt vu les larmes couler le long du visage délicat de la dame, qu’il en a pitié et qu’il brûle du désir de connaître la cause de son affliction. Après lui avoir fait un respectueux salut, il lui demande pourquoi elle répand tant de larmes.

Et elle, levant ses beaux yeux humides, lui répond sur un ton très doux, et lui expose le motif de sa peine amère. «Gentil seigneur – dit-elle – puisque tu le demandes, tu sauras que mes joues sont ainsi inondées de larmes, à cause de la pitié que j’éprouve pour un jouvenceau qui doit être mis aujourd’hui à mort dans un château voisin d’ici.

» Amoureux de la jeune et belle fille du roi d’Espagne, Marsile, il s’introduisait chaque nuit chez elle, sans que les serviteurs de la princesse en eussent le moindre soupçon, sous le voile blanc et les vêtements d’une femme, et en déguisant sa voix et sa figure. Mais on ne peut agir si secrètement, qu’à la fin il ne se trouve quelqu’un qui vous voie et vous remarque.

» Quelqu’un, s’en étant aperçu, en parla à une ou deux personnes, et celles-ci confièrent le secret à d’autres, jusqu’à ce que le roi en fût instruit. Un émissaire du roi est venu la nuit dernière surprendre les deux amants dans le lit, et tous deux ont été séparément mis en prison dans le château. Je crois que ce jour ne se terminera pas sans que le jeune homme ait péri dans les supplices.

» Je me suis enfuie pour ne pas voir une telle cruauté, car ils doivent le brûler vif. Rien ne saurait me causer une douleur pareille à celle que me fait éprouver le malheureux sort d’un jeune homme si beau, et je ne pourrai jamais plus éprouver de plaisir sans le voir aussitôt se changer en chagrin, dès que je me rappellerai que la flamme cruelle a dévoré ses membres si délicats et si bien faits.»

Bradamante écoute, et son cœur est vivement oppressé de la nouvelle qu’elle apprend. La crainte qu’elle éprouve est telle, qu’il semble que le condamné soit un de ses frères. Et certes sa peur était fondée, comme je le dirai par la suite. Elle se tourne vers Roger et dit: «Il me semble que nous devons nous servir de nos armes en faveur de ce jeune homme?»

Puis elle dit à la dame affligée: «Rassure-toi, et vois à nous introduire dans les murs de ce château, car si le jeune homme n’a pas encore été mis à mort, on ne le tuera pas, sois-en sûre.» Roger, dont le cœur veut tout ce que veut sa dame, et dont la pitié est aussi excitée, se sent enflammé du désir de ne pas laisser périr le jouvenceau.

Il dit à la dame, des yeux de laquelle tombe un ruisseau de pleurs: «Or, qu’attends-tu? Il faut le secourir et non pleurer. Conduis-nous vers lui. Pourvu que tu nous mènes rapidement, nous te promettons de le sauver, fût-il au milieu de mille lances, de mille épées. Mais hâtons le pas le plus possible, afin que notre aide n’arrive pas trop tard, car pendant que nous parlons, le feu brûle.»

Le langage assuré, la fière prestance de ce couple merveilleusement hardi, raniment dans le cœur de la dame l’espoir qui en était complètement sorti. Mais, comme elle craint moins la longueur du chemin que les obstacles qui peuvent leur barrer la route et rendre leur entreprise vaine, la dame hésite sur la direction qu’elle doit prendre.

Puis elle leur dit: «En prenant la voie qui conduit tout droit par la plaine jusqu’au château, je crois que nous arriverions à temps, et que le bûcher ne serait pas encore allumé. Mais il nous faut suivre un chemin si rude et si tortueux, que nous ne pourrons en sortir avant la fin du jour, et quand nous serons arrivés, je crains que nous ne trouvions le jouvenceau mort.»

«Et pourquoi – dit Roger – n’irions-nous pas par la voie la plus courte?» La dame répondit: «Parce qu’il se trouve sur cette route un château des comtes de Poitiers, où, il y a à peine trois jours, une coutume honteuse et dure pour les chevaliers et pour les dames, a été imposée par Pinabel, le fils du comte Anselme d’Hauterive et le plus méchant homme qui soit.

» Chaque chevalier, chaque dame qui passent, ne s’en vont pas sans avoir subi l’outrage et la violence. Les uns et les autres doivent mettre pied à terre; le chevalier doit dépouiller ses armes, et la damoiselle ses vêtements. Il n’y a pas, et il n’y a pas eu depuis de nombreuses années, de meilleurs chevaliers que les quatre qui ont juré de maintenir dans le château la loi imposée par Pinabel.

» Je veux vous raconter à quelle occasion a été faite cette loi qui n’existe que depuis trois jours, et vous verrez la raison, bonne ou mauvaise, qui a contraint les quatre chevaliers à jurer. Pinabel a une dame si méchante et si bestiale, qu’il n’y a pas sa pareille au monde. Allant un jour avec elle, je ne sais où, il fit la rencontre d’un chevalier qui lui fit subir grande honte.

» Le chevalier, ayant été raillé par la maîtresse de Pinabel à propos d’une vieille qu’il portait en croupe, jouta contre Pinabel, qui était doué de peu de vigueur et de trop d’orgueil. Le chevalier lui fit vider les arçons, força sa compagne à descendre de cheval, et pour savoir sans doute si elle marchait droit ou si elle boitait, la laissa à pied, après avoir fait revêtir ses vêtements à la vieille damoiselle.

» Celle qui était restée à pied, pleine de dépit, et avide, altérée de vengeance, suivit Pinabel toujours disposé à la seconder là où il y aurait du mal à faire. Elle ne dormait ni jour ni nuit, et elle finit par lui dire qu’elle ne serait contente qu’après qu’il aurait forcé mille chevaliers et mille dames à mettre pied à terre, et à quitter leurs armes et leurs vêtements.

» Le même jour, le hasard conduisit dans son château quatre valeureux chevaliers, arrivés depuis peu des contrées les plus lointaines. Leur valeur est telle, que notre époque n’en a pas de meilleurs. Ils se nomment Aquilant, Griffon et Sansonnet; le quatrième, Guidon le Sauvage, est un tout jeune homme.

» Pinabel, avec un grand semblant de courtoisie, les accueillit au château que je vous ai dit. Puis, pendant la nuit, il les fit prendre dans leur lit, et ne leur rendit la liberté qu’après leur avoir fait jurer que, pendant un an et un mois, – ce fut le terme précis qu’il exigea, – ils habiteraient le château et dépouilleraient tous les chevaliers errants qui passeraient.

» Quant aux damoiselles qui seraient avec eux, ils devaient les faire descendre de cheval et leur enlever leurs vêtements. Ayant fait un tel serment, ils furent forcés de le tenir, quelque ennui, quelque chagrin qu’ils en eussent. Jusqu’à présent, ils n’ont trouvé personne qui ait pu leur résister et qui n’ait dû mettre pied à terre; et déjà beaucoup s’en sont retournés à pied et sans leurs armes.

» Ils ont établi entre eux que celui dont le nom serait le premier désigné par le sort combattrait seul. Mais, s’il advenait que l’ennemi fût assez fort pour rester en selle et désarçonner son adversaire, les autres seraient obligés de combattre tous à la fois, jusqu’à la mort. Chacun d’eux étant redoutable, vous voyez ce qu’ils doivent être quand ils sont tous ensemble.

» Il importe qu’aucun retard, qu’aucun obstacle ne vienne s’opposer à notre entreprise; il faut donc éviter ce combat. Je suppose que vous en sortiriez vainqueurs, et votre fière prestance me donne la certitude qu’il en serait ainsi; mais la chose ne se ferait point en une heure, et il est à craindre que le jouvenceau ne soit livré aux flammes, s’il n’est pas secouru aujourd’hui même.»