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» La nuit néfaste venue, elle fait sortir mon frère de sa prison, lui place une épée dans la main, et le tient dans sa chambre, en pleine obscurité, jusqu’à ce que le malheureux châtelain revienne. Tout se passe comme elle l’a prévu, car les mauvais desseins échouent rarement. Filandre frappe le bon Argée, croyant que c’était Morand.

» D’un seul coup il lui fend la tête et le cou, car il était sans casque. Argée, sans faire un mouvement, trouve une fin si amère à sa misérable vie, et il tombe sous les coups de celui qui était loin de se douter de son action, et qui ne s’en serait jamais douté. Ô chose étrange! c’est en voulant le servir, qu’il fait à son ami ce qu’on fait à peine d’ordinaire à son ennemi le plus mortel.

» Après qu’il a vu tomber celui qu’il n’a pas reconnu pour Argée, mon frère rend l’épée à Gabrine – c’est le nom de cette infâme, venue uniquement au monde pour trahir quiconque lui tombe sous la main. – Celle-ci, qui jusqu’à ce moment lui a caché la vérité, lui met un flambeau à la main, et lui fait voir que celui qu’il a tué est son ami Argée.

» Puis elle le menace, s’il ne consent pas à satisfaire l’amoureux désir qu’elle couve depuis si longtemps, de faire connaître à tous ce qu’il vient de faire et ce qu’il ne peut contredire. Elle le livrera à une mort honteuse, comme assassin et traître. Elle ajoute que s’il tient peu à la vie, il doit tenir au moins à l’honneur.

» Filandre, en s’apercevant de son erreur, reste stupéfait de douleur et de crainte. Dans le premier moment de fureur, il veut tuer Gabrine; il est un moment sur le point, à défaut d’autres armes, de la déchirer avec les dents; mais la raison l’arrête.

» De même que le navire, fouetté en pleine mer par deux vents contraires, dont l’un le pousse en avant et l’autre le ramène à son point de départ, tourne sur lui-même jusqu’à ce que le plus puissant des deux l’entraîne enfin, ainsi Filandre, agité par deux pensées qui se combattent dans son esprit, prend le parti le moins dangereux.

» La raison lui montre le grand péril qu’il court si le meurtre vient à être connu dans le château. Outre la mort, c’est le déshonneur qui l’attend. Sa résolution est enfin prise; qu’il le veuille ou non, il est forcé de boire l’amer calice; la crainte l’emporte sur l’obstination dans son cœur désolé.

» Par crainte du supplice infâme, il promet à Gabrine qu’il fera tout ce qu’elle veut, s’ils peuvent s’échapper en sûreté de ces lieux. Ainsi l’implacable femme cueillit de force le fruit de son désir; puis tous deux abandonnèrent ces murs, et Filandre revint parmi nous, laissant en Grèce un souvenir infamant et honteux.

» Il emportait dans son cœur l’image de l’ami qu’il avait si sottement tué pour satisfaire, à son grand désespoir, la passion impie d’une Prognée cruelle, d’une Médée. Si la foi de son serment ne l’eût point retenu sous un grand et dur frein, il l’aurait mise à mort. Mais sa haine pour elle s’augmenta encore si c’était possible.

» Jamais, depuis cette époque, on ne le vit sourire; toutes ses paroles étaient tristes, et de sa poitrine oppressée ne s’échappaient jamais que de profonds soupirs. Il était devenu un nouvel Oreste, poursuivi, après le meurtre de sa mère et d’Égisthe, par les Furies vengeresses. Cette douleur incessante finit par le rendre malade et par le clouer sur son lit.

» Alors, cette courtisane, voyant combien elle était détestée de lui, changea la flamme naguère intense de son amour en haine, en colère ardente, enragée. Non moins furieuse contre mon frère qu’autrefois contre Argée, la scélérate prit ses mesures pour faire disparaître de ce monde ce second mari, comme elle avait fait du premier.

» Elle alla trouver un médecin plein de perfidie; propre à semblable besogne, et qui savait mieux tuer les gens à l’aide du poison, que guérir les malades à l’aide de cordiaux. Elle lui promit de lui donner bien plus que ce qu’il lui demanda, après qu’il aurait, au moyen d’une potion mortifère, fait disparaître son maître de devant ses yeux.

» Déjà l’infâme vieillard, en ma présence et devant plusieurs autres personnes, s’approchait du lit, le poison à la main, disant que c’était une potion excellente pour remettre mon frère en bonne santé; mais Gabrine, avant que le malade n’eût bu, soit qu’elle voulût se débarrasser d’un complice, soit pour ne pas lui payer ce qu’elle lui avait promis,

» Lui prit la main, au moment où il présentait la tasse où était contenu le poison, en disant: “Ne te fâche point si je crains pour celui que j’ai tant aimé. Je veux être certaine que tu ne lui donnes pas une boisson malfaisante ou empoisonnée. Tu ne lui donneras donc pas ce breuvage avant d’en avoir fait toi-même l’essai.”

» Tu penses, seigneur, si le misérable vieillard dut être troublé. Il n’a pas le temps de se reconnaître ni d’imaginer un autre moyen, et pour ne pas donner de soupçons, il goûte sur-le-champ au breuvage. Alors le malade boit avec confiance le reste qui lui est offert.

» De même que l’épervier qui tient dans ses griffes une perdrix et se prépare à en faire sa pâture, et qui voit le chien, jusqu’alors son fidèle compagnon, venir avidement et à l’improviste la lui arracher, ainsi le médecin se voit trahi par celle dont il devait espérer le concours. Écoute maintenant un rare exemple d’audace, et puisse-t-il en arriver ainsi à tous les avares!

» Sa tâche accomplie, le vieillard s’apprêtait à retourner dans sa chambre, pour y prendre quelque médecine qui pût le sauver du poison; mais Gabrine l’en empêche, en disant qu’elle ne veut pas le laisser partir avant que le breuvage n’ait produit manifestement son effet dans l’estomac.

» Vainement il prie, en vain il offre de renoncer au prix qu’on lui a promis. Alors, désespéré, voyant qu’il ne peut fuir une mort certaine, il se décide à tout révéler, sans que celle-ci puisse l’arrêter. Ainsi, ce qu’il avait souvent fait aux autres, ce bon médecin se le fit à la fin à lui-même.

» Et il ne tarda pas à succomber, suivant de près mon frère qui venait de rendre l’âme. Pour nous, témoins de cette scène, aussitôt que nous eûmes appris la vérité de la bouche du vieillard, nous nous emparâmes de cette abominable bête féroce, plus cruelle que toutes celles qui habitent dans les bois, et nous la renfermâmes dans un lieu obscur, la réservant au juste supplice du feu.»

Voilà ce que dit Hermonides. Il voulait continuer et raconter comment Gabrine s’était échappée de prison, mais la douleur que lui causait sa blessure devint si vive, qu’il retomba tout pâle sur l’herbe. Pendant ce temps, les deux écuyers qu’il avait avec lui, avaient fait une litière avec de grosses branches d’arbres. Hermonides s’y fit placer, car il n’aurait pu s’en aller d’une autre façon.

Zerbin fit ses excuses au chevalier, lui disant qu’il était très fâché de l’avoir mis dans cet état, mais que, ainsi que c’était la coutume parmi les chevaliers, il avait dû prendre la défense de celle qui était avec lui; que s’il avait agi autrement, il aurait trahi sa foi, car, en la prenant sous sa garde, il avait promis de la défendre de tout son pouvoir contre quiconque viendrait l’attaquer.

Il ajouta que s’il pouvait lui être agréable en toute autre chose, il se mettait volontiers à sa disposition. Le chevalier répondit qu’il lui recommandait seulement de se séparer de Gabrine avant qu’elle eût l’occasion de machiner contre lui quelque scélératesse, dont il pourrait plus tard avoir à se repentir et à se plaindre. Gabrine tenait ses yeux baissés, ne trouvant aucune bonne réponse à la vérité.