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Il remonte à cheval, s’accusant lui-même de n’avoir pas su serrer les cuisses. La vieille sourit à part, et prend plaisir à l’exciter et à irriter son chagrin. Elle lui rappelle qu’il doit venir avec elle, et Zerbin, qui reconnaît qu’il s’y est obligé, baisse l’oreille comme un destrier dompté et las qui a le frein à la bouche et les éperons au flanc.

Et soupirant: «Hélas! – disait-il – ô fortune félone, quel échange tu te plais à faire! celle qui est la belle des belles, et qui devrait être près de moi, tu me l’as enlevée. Crois-tu que celle que tu me donnes maintenant puisse lui être comparée et m’en tenir lieu? Être privé complètement de compagne était un moindre mal qu’un échange si inégal.

» Celle qui n’a jamais eu et n’aura jamais sa pareille en beauté et en vertu gît submergée et brisée au milieu des rochers aigus, et tu l’as donnée en pâture aux poissons et aux oiseaux de mer; et celle-ci, dont les vers auraient déjà dû se repaître sous terre, tu l’as conservée dix ou vingt ans de plus que tu ne devais, pour rendre mes maux plus poignants.»

Ainsi parlait Zerbin, et il ne paraissait pas moins triste de cette nouvelle et si odieuse conquête que de la perte de sa dame. La vieille, bien qu’elle n’eût jamais plus vu Zerbin, comprit, par ce qu’il disait, que c’était lui dont Isabelle de Galice lui avait jadis parlé.

Si vous vous souvenez de ce que je vous ai déjà dit, elle arrivait de la caverne où Isabelle, éprise d’amour pour Zerbin, avait été retenue captive pendant plusieurs jours. Elle lui avait entendu plusieurs fois raconter comment elle avait abandonné le rivage paternel, et comment, son navire ayant été brisé en mer par la tempête, elle s’était sauvée sur la plage de la Rochelle.

Isabelle lui avait si souvent dépeint le beau visage et les hauts faits de Zerbin, que maintenant, en l’entendant parler, et en le regardant de plus près en plein visage, elle le reconnut pour celui au sujet duquel Isabelle s’était tant désolée dans la caverne, car elle se plaignait plus de sa perte que d’être esclave des malandrins.

La vieille, en écoutant les plaintes que Zerbin laissait tomber dans son indignation et dans sa douleur, comprit qu’il croyait Isabelle morte au fond de la mer, et bien qu’elle connût la vérité à cet égard, et qu’elle pût d’un mot lui rendre le bonheur, elle se garda bien, la perverse, de lui apprendre ce qui aurait pu le réjouir et s’empressa de lui dire au contraire ce qu’elle pensait devoir lui déplaire.

«Écoute – lui dit-elle – toi qui es si altier et qui me railles et me méprises; si tu savais ce que je sais au sujet de celle que tu pleures comme morte, tu me comblerais de caresses. Mais, plutôt que de te le dire, je me laisserais mettre en mille pièces par toi; tandis que, si tu avais été plus bienveillant pour moi, je t’aurais peut-être appris ce secret.»

De même que le mâtin, qui se précipite furieux contre un voleur, est prompt à s’apaiser, si on lui présente du pain ou du fromage, ou un autre appât de même nature; ainsi Zerbin devient soudain humble et soumis, dans son désir de connaître ce que la vieille lui a dit qu’elle savait sur celle qu’il pleure comme morte.

Tournant vers elle un visage plus bienveillant, il la supplie, il la prie, il la conjure, au nom des hommes, au nom de Dieu, de ne rien lui cacher de ce qu’elle sait, que la nouvelle soit bonne ou mauvaise. «Tu ne sauras rien qui puisse te satisfaire – lui dit la vieille dure et tenace – Isabelle n’est pas morte, comme tu crois; elle vit, mais son sort est si cruel, qu’elle désire la mort.

» Elle est tombée, depuis ces derniers jours où tu n’en as plus entendu parler, aux mains de plus de vingt bandits; de sorte que, quand bien même tu la retrouverais, vois, si tu peux encore espérer d’en cueillir la fleur?» «Ah! vieille maudite – dit Zerbin – comme tu sais bien inventer tes mensonges, car tu sais bien que tu mens! Quand bien même elle serait tombée aux mains de vingt bandits, aucun d’eux n’aurait osé la violer.»

Zerbin lui demande où et quand elle l’a vue; mais c’est en vain; la vieille obstinée ne veut pas ajouter une parole à ce qu’elle a déjà dit. D’abord Zerbin lui parle avec douceur, puis il la menace de lui couper la gorge. Mais, menaces et prières, tout est vain; il ne peut faire parler l’infâme sorcière.

Enfin Zerbin laisse reposer sa langue, puisqu’il lui sert peu de parler. Ce qu’elle lui a dit lui a tellement rempli le cœur de jalousie, que, pour retrouver Isabelle ou seulement pour la voir, il aurait traversé le feu. Mais il ne peut aller plus vite qu’il ne plaît à la vieille, car il l’a promis à Marphise.

Aussi, elle conduit Zerbin où il lui plaît, à travers des chemins solitaires et étranges. Mais tout en gravissant les montagnes ou en descendant les vallées, ils ne se regardent jamais en face, ils ne se disent pas un mot. Un jour, comme le soleil dans sa course venait de dépasser le Zénith, leur silence fut rompu par un chevalier qu’ils rencontrèrent sur leur chemin. Ce qui s’ensuivit est raconté dans l’autre chant.

Chant XXI

ARGUMENT. – Zerbin, pour défendre Gabrine, en vient aux mains avec Hermonides et le frappe d’un coup mortel. Le vaincu raconte à Zerbin les scélératesses de la vieille; mais ne pouvant continuer jusqu’au bout, à cause de ses blessures, il se fait transporter ailleurs. Zerbin et la vieille, poursuivant leur chemin, entendent un bruit de combat et s’avancent pour voir ce que c’est.

La corde, à ce que je crois, ne lie pas plus solidement un ballot, le bois ne serre pas plus étroitement le clou, que la foi ne retient une belle âme dans son nœud indissoluble et tenace. Il paraît que les anciens ne représentaient pas la Foi sainte autrement vêtue que d’un voile blanc qui la couvrait tout entière. Un seul point noir en effet, une seule tache suffirait à la ternir.

La foi ne doit jamais être trahie, qu’on l’ait donnée à un seul ou à mille; dans une forêt, dans une grotte, loin des cités et des bourgs, aussi bien que devant un tribunal, en témoignage ou par écrit, avec ou sans serment. Il suffit qu’on l’ait une fois donnée.

Le chevalier Zerbin tint sa parole, comme il devait la tenir, en toutes circonstances. Mais il ne montra jamais mieux combien il la respectait, qu’en se détournant de son propre chemin pour suivre celle qu’il détestait au point qu’il eût préféré avoir la mort même à ses côtés. Sa promesse l’emporta sur son désir.

J’ai dit que, le cœur comprimé de rage et de douleur de se voir contraint à escorter la vieille, il ne lui adressait pas un mot. Ils s’en allaient tous deux muets et taciturnes. J’ai dit qu’enfin, au moment où le soleil montrait l’extrémité des roues de son char, leur silence fut interrompu par un chevalier errant qu’ils rencontrèrent sur leur chemin.

La vieille reconnaît aussitôt ce chevalier, nommé Hermonides de Hollande, et dont le bouclier noir est traversé d’une barre rouge. À sa vue, dépouillant son orgueil et son air altier, elle se recommande humblement à Zerbin, et lui rappelle la promesse qu’il a faite à la guerrière qui l’a confiée à sa garde.

Prétendant que le chevalier qui vient à leur rencontre est son ennemi et celui de sa famille; qu’il a tué sans motif son père et le seul frère qu’elle avait au monde, et que le traître n’a d’autre désir que de traiter de la même manière tous les siens. «Femme – lui dit Zerbin – tant que tu seras sous ma garde, je ne veux pas que tu trembles.»