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Deçà, delà, en haut, en bas, la foule court éperdue, et se hâte de fuir. Elles s’entassent plus de mille à chaque porte. Elles tombent par monceaux, et s’embarrassent les unes les autres. Beaucoup perdent la vie au milieu d’une telle précipitation; d’autres s’élancent des balcons et des fenêtres; plus d’un bras et plus d’une tête sont rompus; les unes se tuent du coup, les autres restent estropiées.

Les pleurs et les cris montent ensemble vers le ciel, mêlés au fracas des ruines. Partout où le son du cor arrive, la foule épouvantée accélère sa fuite. Si vous m’entendez dire que la vile plèbe manque en cette circonstance de courage et qu’elle montre peu de cœur, ne vous en étonnez pas; la nature du lièvre est d’avoir toujours peur.

Mais que direz-vous de Marphise jusque-là si fière, de Guidon le Sauvage, des deux fils d’Olivier qui ont déjà tant honoré leur race? Jusqu’ici, ils ont toujours estimé cent mille adversaires autant qu’un zéro; et maintenant, ils fuient sans le moindre courage, comme des lapins ou de timides colombes qui ont entendu retentir près d’eux une grande rumeur.

Ainsi le cor enchanté faisait sentir son pouvoir néfaste aux amis comme aux ennemis. Sansonnet, Guidon et les deux frères fuient derrière Marphise épouvantée, et ils ne peuvent fuir assez loin pour que leur oreille ne soit pas étourdie. Astolphe parcourt la ville de tous côtés, soufflant de plus en plus dans le cor.

Toutes fuient: les unes descendent vers le port, les autres gagnent la montagne; d’autres courent se cacher dans les bois. Quelques-unes, sans se retourner, fuient pendant dix jours. Un grand nombre s’avancent tellement hors du port, qu’elles périssent dans les flots. Elles abandonnent à tel point les places, les temples et les maisons, que la ville semble vide.

Marphise, le brave Guidon, les deux frères et Sansonnet, pâles et tremblants, fuyaient vers la mer; derrière eux, fuyaient les matelots et les marchands. Ils trouvèrent Aléria qui, entre les deux châteaux forts, leur avait préparé un navire. Après s’y être réunis en toute hâte, ils firent force de rames et déployèrent toutes les voiles.

Le duc avait parcouru la cité, à l’intérieur et à l’extérieur depuis les collines jusqu’à la mer; partout il avait fait déserter les lieux; chacun le fuyait, chacun se cachait à son approche. On en trouva un grand nombre qui, par lâcheté, s’étaient blotties dans des endroits secrets et immondes; beaucoup d’autres, ne sachant où aller, s’étaient jetées à la nage et se noyèrent.

Le duc vient alors pour rejoindre ses compagnons qu’il croit retrouver sur le môle. Il regarde tout autour de lui sur la plage déserte, et n’en voit pas un seul. Il lève enfin les yeux, et les aperçoit qui s’éloignent à pleines voiles. Alors il est obligé de choisir une autre voie, puisque le navire qui devait l’emmener est parti.

Mais laissons-le aller. Ne vous inquiétez pas du long chemin qu’il a à parcourir seul sur la terre des infidèles et des barbares, où l’on ne marche jamais sans crainte. Il n’est pas de péril dont il ne puisse sortir grâce à son cor, et nous venons de le voir. Occupons-nous de ses compagnons qui fuient sur mer, tout tremblants de peur.

Ils s’éloignent à pleines voiles de la plage cruelle et arrosée de sang. Lorsqu’ils sont assez loin pour que le son du cor ne puisse plus les épouvanter, une vergogne à laquelle ils ne sont point habitués les saisit, et leur visage se colore comme du feu. Ils n’osent se regarder les uns les autres, et se tiennent tristes, sans parler, les regards baissés.

Cependant le pilote, poursuivant sa route, dépasse Chypre et Rhodes, s’engage dans la mer Égée, où il voit fuir cent îles diverses, double le cap périlleux de Malée, et poussé par un vent propice qui ne cesse de souffler, il découvre la Morée de Grèce. Puis il contourne la Sicile, entre dans la mer Tyrrhénienne, et côtoie les rivages riants d’Italie.

Il aborde enfin heureusement à Luna où il avait laissé sa famille, rendant grâces à Dieu de ce qu’il a pu parcourir la mer sans de plus grands malheurs, et de ce qu’il a pu gagner le rivage connu. Là les chevaliers trouvent un pilote prêt à partir pour la France et qui les engage à venir avec lui; ils s’embarquent sur son navire, et arrivent en peu de temps à Marseille.

Bradamante, qui gouvernait le pays, en était alors absente. Si elle s’y fût trouvée, elle les aurait forcés, par ses paroles courtoises, à séjourner auprès d’elle. Dès qu’ils furent débarqués, Marphise prit congé des quatre chevaliers et de la femme de Guidon le Sauvage, et continua sa route à l’aventure,

Disant que ce n’était pas chose louable que tant de chevaliers allassent ensemble; que les étourneaux et les colombes allaient en troupes, ainsi que les daims, les cerfs et tous les animaux sujets à la peur, mais que l’audacieux faucon et l’aigle altier, qui n’ont besoin de l’aide de personne, les ours, les tigres, les lions allaient seuls, sans craindre de trouver plus fort qu’eux.

Aucun de ses compagnons ne partageant son avis, elle partit donc seule, poursuivant sa route à travers les bois et les sentiers inconnus. Griffon le Blanc et Aquilant le Noir prirent avec les autres la voie la plus fréquentée, et arrivèrent le jour suivant à un château où ils furent très courtoisement hébergés.

Je dis courtoisement en apparence, car ils ne tardèrent pas à éprouver un tout autre traitement. Le seigneur du château, qui les avait tout d’abord reçus en feignant une grande courtoisie, les fit saisir dans leur lit, la nuit venue, et pendant qu’ils dormaient sans défiance. Il ne leur rendit la liberté qu’après leur avoir fait jurer d’observer une infâme coutume.

Mais, seigneur, ayant de vous parler davantage d’eux, je veux suivre la belliqueuse dame. Elle passa la Durance, le Rhône et la Saône et arriva au pied d’une montagne dénudée. Là, le long d’un torrent, elle vit venir une vieille femme habillée de noir, qui paraissait fatiguée et lasse d’une longue route, mais surtout accablée de mélancolie.

C’était la vieille qui servait les malandrins dans la caverne où la justice conduisit, pour lui donner la mort, le comte paladin. La vieille qui craignait de mourir à cause des comptes qu’elle aurait à rendre après sa mort, fuyait depuis plusieurs jours par les chemins obscurs et détournés de peur de rencontrer quelqu’un qui la reconnût.

Jugeant aux vêtements et aux armes de Marphise que c’est un chevalier étranger, elle ne s’enfuit pas à sa vue, comme elle avait l’habitude de faire quand elle se trouvait sur le passage de gens du pays. S’arrêtant au contraire avec assurance et hardiesse, elle l’attend de loin au passage du gué. Dès que Marphise est arrivée au gué du torrent, la vieille s’avance à sa rencontre et la salue.

Puis elle la prie de la prendre en croupe et de la porter sur l’autre rive. Marphise, qui fut courtoise dès le jour où elle naquit, lui fait passer le ruisseau avec elle, et la porte encore un bout de chemin, jusqu’à ce qu’elle puisse la déposer sur une meilleure route, hors de ce marécage. Au bout du sentier, elles virent un chevalier qui venait à leur rencontre.

Le chevalier, monté sur un destrier richement caparaçonné, couvert d’armes brillantes et de vêtements brodés, s’en venait vers le ruisseau, accompagné d’une damoiselle et d’un seul écuyer. La damoiselle qu’il avait avec lui était fort belle, mais son air était hautain et peu gracieux. Elle semblait remplie d’orgueil et de morgue, et tout à fait digne du chevalier qui l’escortait.