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Dès que le chevalier est plus près et qu’il aperçoit le visage de celle qu’il a en haine: «Apprête-toi à combattre – crie-t-il d’une voix menaçante et hautaine – ou renonce à défendre cette vieille, qui, selon qu’elle le mérite, périra de ma main. Si tu combats pour elle, tu cours à la mort, car c’est le sort réservé à qui défend une mauvaise cause.»

Zerbin lui répond courtoisement que c’est une action basse et mauvaise et contraire à la chevalerie, que de chercher à donner la mort à une femme; que cependant, s’il veut combattre, il ne se dérobe pas, mais qu’il l’engage à considérer tout d’abord qu’il importe qu’un noble chevalier, comme il semble l’être, ne trempe pas ses mains dans le sang d’une femme.

Ce fut en vain qu’il lui parla de la sorte; il fallut en venir aux mains. Après avoir pris du champ, ils revinrent l’un sur l’autre à toute bride. Les fusées ne sont pas si promptes à s’échapper de la main de l’artificier, les jours de réjouissances publiques, que les deux destriers ne le furent à se faire s’entre-choquer les chevaliers.

Hermonides de Hollande vise bas, afin de frapper son adversaire au flanc droit, mais sa faible lance se brise avec fracas, sans faire grand mal au chevalier d’Écosse. Le coup porté par son adversaire fut moins débile et moins vain; il rompt l’écu, frappe l’épaule qu’il traverse de part en part, et renverse Hermonides sur l’herbe.

Zerbin, qui pense l’avoir tué, est saisi de pitié; il met aussitôt pied à terre, et lui enlève son casque. Le guerrier, dont le visage a la pâleur de la mort, semble sortir de sommeil. Il regarde fixement Zerbin sans parler; puis il lui dit: «Je ne me plains pas d’avoir été abattu par toi, car tu montres bien que tu es la fleur des chevaliers errants;

» Mais ce qui me remplit de douleur, c’est que cela me soit arrivé à cause d’une femme perfide, dont je ne sais comment tu es devenu le champion, car elle est trop indigne de ta vaillance. Et, quand tu connaîtras la raison qui me poussait à me venger d’elle, tu regretteras, chaque fois que tu t’en souviendras, de m’avoir donné la mort pour la sauver.

» Et si j’ai assez de souffle dans la poitrine – mais je crains le contraire – pour pouvoir te le dire, je te ferai voir que cette misérable est de tous points la plus scélérate des créatures. J’eus autrefois un frère qui, tout jeune, partit de Hollande, notre pays, et entra, en qualité de chevalier, au service d’Héraclius, qui possédait alors l’empire souverain des Grecs.

» Là, il devint l’ami intime, le frère d’un noble baron de la cour, qui avait, sur les confins de la Serbie, un château situé dans un site agréable, et entouré de fortes murailles. Celui dont je parle se nommait Argée. Il était l’époux de cette femme inique, et il l’aimait tellement, qu’il avait dépassé les bornes qui convenaient à un homme aussi digne que lui.

» Mais celle-ci, plus légère que la feuille que l’automne a privée de sa sève et que le vent glacé fait tomber des arbres et chasse avec fureur devant lui, ne tarda pas à oublier l’affection qu’elle avait eue pendant quelque temps pour son mari. Elle tourna toutes ses pensées, tous ses désirs vers mon frère, dont elle voulut faire son amant.

» Mais l’Acrocéron, au nom maudit [82], résiste moins à l’impétuosité des flots; le pin dont la ramure s’est renouvelée plus de cent fois, et qui montre sa tête au-dessus des rochers alpestres aussi haut que ses racines sont profondes sous terre, résiste moins durement au souffle de Borée, que mon frère n’opposa de résistance aux prières de cette femme, réceptacle de tous les vices, de toutes les infamies.

» Or, comme il arrive souvent à un chevalier plein d’ardeur qui cherche une querelle et qui la trouve, mon frère fut blessé dans une aventure qui lui arriva près du château de son ami. Comme il avait l’habitude d’y venir sans y être invité, qu’Argée y fût ou n’y fût pas, il s’y fit porter, afin de s’y reposer jusqu’à ce qu’il fût guéri de sa blessure.

» Pendant qu’il était étendu sur son lit de douleur, Argée fut obligé de s’absenter pour une certaine affaire. Aussitôt, cette effrontée vint tenter mon frère, selon son habitude. Mais ce fidèle ami ne put supporter plus longtemps d’avoir à ses côtés une si dangereuse tentation. Afin de garder entière la foi qu’il devait à son ami, de deux maux il choisit celui qui lui parut le moindre.

» Parmi tous les malheurs qui pourraient lui arriver, il lui sembla que le moindre était de quitter la demeure hospitalière d’Argée, et de s’en aller si loin que cette femme inique n’entendît même plus prononcer son nom. Bien que ce parti lui semblât dur, il était préférable et plus honnête d’agir ainsi, que de satisfaire une passion indigne, ou d’accuser une femme près d’un mari qui l’aimait plus que son propre cœur.

» Encore souffrant de ses blessures, il revêtit ses armes et quitta le château, avec la ferme résolution de ne plus jamais revenir en ces lieux. Mais à quoi cela lui servit-il? La fortune, par une nouvelle complication, rendit sa défense vaine et inutile. Le mari, de retour en son château, trouve sa femme dans les larmes,

» Échevelée, la face couverte de rougeur. Il lui demande la cause d’un tel trouble. Avant de répondre, elle se fait plus d’une fois prier, cherchant pendant ce temps comment elle pourra se venger de celui qui l’a abandonnée. Soudain, dans son esprit mobile, elle sent son amour se changer en haine.

» “Hélas! – dit-elle enfin – comment pourrais-je, seigneur, cacher la faute que j’ai commise en ton absence? Et quand bien même je parviendrais à la cacher à tout le monde, comment pourrais-je la cacher à ma conscience? Mon âme qui sent toute l’ignominie de son crime, porte en elle-même un châtiment bien au-dessus de toutes les peines corporelles qu’on pourrait m’infliger pour me punir de ma faute.

» ”Mais la faute n’est-elle pas plutôt à qui m’a fait violence? Donc, quelque honteux que ce soit, apprends-le; puis avec ton épée, arrache de mon corps souillé, mon âme blanche et immaculée, et ferme pour jamais mes yeux à la lumière, afin que, après un tel affront, je ne sois pas obligée de les tenir constamment baissés et de rougir devant tous.

» ”Ton ami m’a ravi l’honneur; il a violé mon corps par la force, et dans la crainte que je ne te raconte tout, le misérable est parti sans prendre congé de toi.” Par ce récit, elle rend odieux à son mari celui qu’il aimait plus que tout autre; Argée la croit; sans vouloir plus rien entendre, il saisit ses armes et court se venger.

» Comme il connaissait le pays, il rejoignit bientôt mon frère qui, malade et chagrin, s’en allait paisiblement et sans aucun soupçon. Il l’atteint dans un endroit désert, et aussitôt il l’attaque pour se venger sans retard. Sans écouter les raisons de mon frère, Argée veut se battre avec lui.

» L’un était bien portant, et plein d’une haine nouvelle, l’autre malade et conservant toujours son ancienne amitié, de sorte que mon frère avait un désavantage marqué contre son compagnon devenu son ennemi. Aussi Filandre – c’est ainsi que s’appelait le malheureux jeune homme – bien qu’il ne méritât point un pareil sort, ne put soutenir une telle lutte, et fut fait prisonnier.