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» “À Dieu ne plaise – lui dit Argée – que ma juste fureur et ton indigne conduite me poussent jusqu’à me couvrir du sang de celui que j’ai aimé. Toi aussi, tu m’as aimé, bien qu’à la fin tu me l’aies mal montré. Cependant je veux faire voir à tous que, dans ma vengeance comme dans l’amitié, je suis meilleur que toi.

» ”Je punirai ton crime autrement qu’en souillant mes mains de ton sang.” Ainsi disant, il fit placer sur un cheval un brancard de vertes branches, et l’on rapporta mon frère quasi mort dans le château, où, bien qu’innocent, il fut condamné à rester éternellement prisonnier.

» Rien ne lui manquait cependant, si ce n’est la liberté de s’en aller. Pour tout le reste, on obéissait à ses ordres, comme s’il eût été libre. Mais cette infâme n’avait pas renoncé à ses projets. Presque chaque jour elle descendait à la prison dont elle avait les clefs et qu’elle pouvait ouvrir à sa fantaisie.

» Elle renouvelait sans cesse ses tentatives auprès de mon frère, et toujours avec une audace plus grande. “À quoi te sert ta fidélité – lui disait-elle – puisque chacun te croit perfide? Quel glorieux triomphe, quel prix en retires-tu? Quel mérite t’en revient-il, puisque chacun te jette l’injure comme à un traître?

» “Si tu m’avais accordé ce que je veux de toi, ton honneur n’eût pas été atteint. Supporte maintenant l’éclatante récompense de ta rigueur obstinée. Tu es en prison; n’espère pas en sortir, à moins que tu ne consentes à adoucir tes premiers refus. Dès que tu auras satisfait à mes désirs, je te ferai rendre la liberté et l’honneur.”

» “Non, non – dit Filandre – n’espère pas me rendre jamais infidèle à l’amitié, quand bien même je ne devrais en retirer, contre toute justice, que la récompense la plus dure, quand bien même le monde me traiterait d’infâme. Il suffit qu’aux yeux de celui qui voit tout, et peut m’accorder en échange une grâce éternelle, mon innocence apparaisse dans toute sa clarté.

» ”Si ce n’est pas assez pour Argée de me retenir prisonnier, qu’il m’arrache une vie qui me pèse. Le ciel ne me refusera sans doute pas la récompense d’une conduite méconnue sur la terre. Peut-être Argée, qui se croit outragé par moi, s’apercevra-t-il, quand mon âme aura quitté ce monde, de son injustice à mon égard, et pleurera-t-il son fidèle compagnon mort.”

» C’est ainsi que cette femme éhontée renouvelle plusieurs fois ses tentatives auprès de Filandre, et toujours sans résultat. Mais, dans son désir aveugle, elle ne renonce pas à assouvir son criminel amour; elle fait appel à toute la scélératesse de son esprit plein de vices, et roule mille pensées avant de s’arrêter à aucune.

» Elle resta six mois sans mettre les pieds dans la prison comme elle faisait auparavant, de sorte que le malheureux Filandre put espérer et croire qu’elle avait renoncé à son amour pour lui. Mais voici que la fortune, propice au mal, vint donner à cette scélérate l’occasion de satisfaire son appétit désordonné par un moyen épouvantable.

» Il existait une vieille inimitié entre son mari et un baron nommé Morand le Beau, qui, pendant les absences d’Argée, poussait la hardiesse jusqu’à faire des excursions jusqu’au château. Mais, quand il savait qu’Argée s’y trouvait, il n’osait s’en approcher à plus de dix milles. Argée, pour l’attirer dans un piège, fit annoncer qu’il partait pour accomplir un voeu à Jérusalem.

» Il annonça qu’il partait, et partit en effet à la vue de tous et après avoir fait publier partout son départ. Personne, hormis sa femme, ne connaissait son dessein, car il se fiait à elle seule. Il ne revenait au château que pendant la nuit, à la faveur des ténèbres; puis, à l’aurore, il sortait sous un déguisement, sans être vu de personne.

» Il s’en allait de côtés et d’autres, autour de son château, pour voir si le crédule Morand y viendrait, selon son habitude. Il se tenait caché dans la forêt, et quand il voyait le soleil se coucher dans la mer, il revenait au château, où son infidèle épouse l’introduisait par une porte secrète.

» Chacun, excepté l’indigne épouse, croyait Argée bien loin. Choisissant le moment opportun, elle va trouver mon frère, auprès duquel elle emploie un nouveau moyen. Un déluge de larmes s’échappe de ses yeux, car elle pleurait à volonté: “Où pourrai-je – disait-elle – trouver aide, afin que mon honneur ne soit pas entièrement perdu,

» ”Et avec le mien celui de mon mari? Si ce dernier était ici, je n’aurais nulle crainte. Tu connais Morand; tu sais qu’il ne craint, en l’absence d’Argée, ni les hommes, ni les dieux. Par ses prières, par ses menaces, il fait les plus grands efforts pour corrompre mes gens, afin de m’amener à satisfaire ses désirs, et je ne sais si je pourrai m’en défendre.

» ”Maintenant qu’il connaît le départ de mon mari, et qu’il sait qu’il sera longtemps sans revenir, il a eu l’audace de pénétrer dans le château sans même chercher d’autre excuse, d’autre prétexte. Si mon seigneur s’y fût trouvé, non seulement il n’aurait pas eu cette hardiesse, mais il se serait, par Dieu, gardé d’approcher à plus de trois milles de ces murs.

» ”Ce qu’il m’avait fait autrefois demander par ses messagers, il me l’a demandé aujourd’hui en face, et de telle façon que j’ai été sur le point d’avoir en même temps le déshonneur et la honte. Si je n’avais employé de douces paroles, et si je n’avais feint de vouloir me rendre à ses désirs, il m’aurait prise de force, tandis qu’il espère maintenant, grâce à ma promesse, m’avoir de bonne volonté.

» ”Je le lui ai promis, non que je sois dans l’intention de le satisfaire – car, fait par crainte, le contrat est nul – mais pour éviter qu’il ne me prît de force. Telle est ma situation. Toi seul peux me venir en aide; sinon l’honneur me sera ravi, et en même temps, celui de mon cher Argée, que tu m’as dit avoir à cœur autant et même plus que le tien propre.

» ”Si tu refuses de m’aider, je dirai que la fidélité dont tu te vantes n’est qu’un vain mot, mais que c’est uniquement par cruauté que tu as méprisé si souvent mes prières et mes larmes, et non par respect pour Argée, bien que tu m’aies toujours opposé ce motif. La chose serait restée secrète entre nous; mais aujourd’hui, mon infamie sera connue de tous.”

» “Il n’est pas besoin – dit Filandre – de tant de paroles pour que je sois prêt à me dévouer pour Argée. Tu peux me raconter ce que tu voudras; ce que j’ai toujours été, je veux l’être à jamais; et bien que je n’en aie reçu que du mal, je n’en accuse point Argée. Je suis prêt à mourir encore pour lui, dussé-je lutter contre le monde entier et courir à ma perte.”

» L’impitoyable femme répondit: “Je veux que tu immoles celui qui cherche à nous déshonorer. Ne crains pas qu’il t’en arrive aucun mal, car je te fournirai un moyen sûr d’accomplir cet acte. Il doit revenir près de moi vers la troisième heure, au moment où la nuit est la plus obscure, et dès que je lui aurai fait un signal convenu pour l’avertir que personne ne pourra le voir entrer.

» ”Il ne t’en coûtera pas beaucoup de te cacher auparavant dans ma chambre où il n’y aura pas de lumière, et d’y attendre que je lui aie fait quitter ses armes, et que je te le conduise presque nu à la portée de ta main.” Ainsi l’épouse avait résolu de conduire elle-même son mari dans la tombe, si on peut donner le nom d’épouse à cette créature plus cruelle et plus félone qu’une Furie de l’enfer.