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«”La principale raison qui nous poussa à recourir au commerce des hommes ne fut pas la défense de ce royaume; nous n’aurions pas eu besoin pour cela de leur concours, car nous aurions très bien pu suffire à nous protéger nous-mêmes, et nous saurions encore le faire si nous ne craignions pas de voir notre postérité s’éteindre un jour.

» ”C’est parce que nous ne pouvions pas avoir de postérité sans leur concours, que nous les avons admis à nos côtés, mais à la condition qu’ils ne seraient jamais plus d’un contre dix d’entre nous, afin qu’ils ne pussent nous dominer. Nous avons fait cela pour avoir d’eux des enfants, et non pour le besoin de notre défense. Leur vaillance ne servirait à rien pour ce qu’ils ont à faire, et nous serait dangereuse ou inutile pour le reste.

» ”Avoir au milieu de nous un homme si puissant, est entièrement contraire à notre but principal. S’il peut, à lui seul, donner la mort à dix hommes, combien de femmes ne fera-il pas taire d’un signe? Si nos dix champions avaient été aussi forts, ils nous auraient enlevé le pouvoir dès le premier jour. Ce n’est pas un bon moyen de conserver le pouvoir que de donner des armes à plus forts que nous.

» ”Songe aussi que si la fortune est assez favorable à ton prisonnier pour qu’il tue ses dix adversaires, tu auras à supporter les cris et les reproches des cent femmes qui resteront privées de leurs maris. S’il veut échapper à la mort, qu’il fasse une autre proposition que celle de tuer dix jeunes hommes. Si par exemple, il peut faire auprès de cent femmes ce que feraient dix autres hommes, alors qu’on l’épargne!”

» Tel fut l’avis de la cruelle Artémise – elle se nommait ainsi – et elle faillit être cause qu’Elban fût conservé pour être immolé dans le temple aux divinités impitoyables. Mais Orontée, qui voulait en bonne mère complaire à sa fille, lui répliqua par de nouvelles raisons, et finit par faire prévaloir son avis dans le Sénat.

» La réputation qu’avait Elban de surpasser en beauté tous les chevaliers du monde, fut d’un tel poids sur l’esprit des jeunes femmes qui faisaient partie du Conseil, qu’elle fit repousser l’opinion des vieilles qui, ainsi qu’Artémise, voulaient appliquer l’ancienne loi. Il s’en fallut même de peu qu’Elban fût délivré sans subir d’épreuve.

» En somme, on convint de lui faire grâce, mais après qu’il aurait tué en champ clos les dix champions, et qu’il aurait triomphé, dans un assaut d’un autre genre, de dix femmes, selon la coutume, et non de cent. Le lendemain il fut tiré de prison; on lui donna à choisir des armes et un cheval, et on le mit seul en présence de dix guerriers. Il les tua tous sur place l’un après l’autre.

» La nuit suivante, il subit, seul et nu, l’épreuve des dix donzelles, et son audace eut un tel succès, qu’il put faire l’essai de toutes les dix. Cette prouesse lui acquit tellement les faveurs d’Orontée, qu’elle le prit pour gendre et lui donna Alexandra, ainsi que les neuf autres femmes avec lesquelles il avait fait ses preuves nocturnes.

» Elle laissa ensuite en héritage à lui et à la belle Alexandra, cette ville à laquelle celle-ci donna son nom, en lui imposant, ainsi qu’à tous ses successeurs, l’obligation de faire observer la loi suivante: tout étranger à qui sa mauvaise étoile ferait porter sur ces bords un pied aventureux, aurait le choix ou de se donner en sacrifice, ou de se mesurer, seul, contre dix guerriers.

» Et s’il advenait qu’il mît à mort les hommes, il devrait, la nuit suivante, subir l’épreuve des femmes. Si la fortune lui souriait encore assez pour lui permettre de sortir vainqueur de cette dernière lutte, il deviendrait le roi et le chef de cette nation de femmes, et en choisirait dix à son gré, avec lesquelles il régnerait, jusqu’à ce qu’un nouvel arrivant plus fort réussît à lui ôter la vie.

» Pendant deux mille ans, cette coutume impitoyable s’est maintenue, et elle se maintient encore; peu de jours se passent sans qu’un malheureux voyageur soit égorgé dans le temple. Si quelqu’un, à l’exemple d’Elban, demande à combattre – et il s’en trouve quelquefois – il perd la plupart du temps la vie dans le premier assaut, et sur mille, pas un ne surmonte la deuxième épreuve.

» Quelques-uns cependant la surmontent, mais ils sont si rares, qu’on pourrait les compter sur les doigts. Argilon fut un de ceux-là; mais il ne resta pas roi longtemps à la tête de sa dizaine, car les vents contraires m’ayant poussé ici, je lui fermai les yeux d’un éternel sommeil. Que ne suis-je mort avec lui ce jour-là, plutôt que de vivre esclave dans une telle honte!

» Les plaisirs amoureux, les ris et les jeux que tous les jeunes hommes de mon âge aiment tant; la pourpre, les pierreries, et le rang suprême dans son pays, n’ont, par Dieu! jamais pu contenter un homme privé de sa liberté. Quant à moi, ne pouvoir pas m’en aller d’ici, me paraît une servitude lourde et intolérable.

» L’idée que la plus belle fleur de mes meilleures années se consume dans une tâche si vile et si efféminée, tient mon cœur en un continuel émoi, et m’enlève tout sentiment du plaisir. La renommée de ma famille déploie ses ailes sur le monde entier et s’envole jusqu’aux cieux. Peut-être en aurais-je aussi ma bonne part, si je pouvais rejoindre mes frères.

» Il me semble que le destin m’a fait injure en me choisissant pour un si vil service. C’est ainsi que, dans le troupeau, on rejette avec dédain le destrier qui a un défaut à l’œil ou au pied, ou qu’un accident a rendu impropre aux combats ou à un meilleur usage. N’espérant pas sortir d’un si honteux esclavage autrement que par la mort, je désire mourir.»

Guidon termine ici son récit, et dans son indignation, il maudit le jour où sa victoire sur les dix chevaliers et sur les dix femmes lui acquit le trône. Pendant ce temps, Astolphe s’était contenté d’écouter, sans se faire connaître, jusqu’à ce qu’il fût certain, à plus d’un signe, que Guidon était bien, comme il l’avait dit, le fils de son parent Aymon.

Puis il lui répondit: «Je suis le duc d’Angleterre, ton cousin Astolphe.» Et le prenant dans ses bras, il l’embrassa avec amour et courtoisie, non sans répandre des larmes. «Mon cher parent – ajouta-t-il – ta mère n’avait pas besoin de te mettre d’autre signe au cou pour nous faire voir que tu es des nôtres; il te suffit de montrer ta vaillance avec ton épée.»

Guidon, qui dans un autre moment se serait fort réjoui de retrouver un si proche parent, l’accueille le visage triste, et sa vue lui fait éprouver de la douleur. Il sait que, dès le lendemain même pour tout délai, il ne peut conserver la vie qu’en rendant Astolphe esclave, et que si Astolphe reste libre, lui-même doit mourir; de sorte que le bonheur de l’un doit causer infailliblement le malheur de l’autre.

Il est aussi douloureusement affligé d’avoir à réduire, par sa victoire, les autres chevaliers en esclavage, d’autant plus que sa mort même ne les ferait pas échapper à la servitude; car Marphise, après avoir surmonté la première épreuve, doit succomber dans la seconde; elle aura donc vaincu sans aucun profit; ils n’en deviendront pas moins esclaves, et elle sera mise à mort.

D’un autre côté, l’extrême jeunesse, la courtoisie et la vaillance du jeune chevalier ont tellement touché de pitié et d’affection le cœur de Marphise et de ses compagnons, qu’il semble qu’ils auraient presque du regret de devoir leur liberté à sa mort. Si Marphise ne peut se dispenser de le tuer, elle veut mourir, elle aussi.