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L’affection que Zerbin et Isabelle portaient au vaillant paladin était si grande, leur désir était si grand de savoir s’il avait retrouvé le Sarrasin qui l’avait jeté à bas de son destrier avec sa selle, que Zerbin ne voulut point rejoindre l’armée avant la fin du troisième jour.

C’était le terme que Roland avait fixé pour attendre lui-même le chevalier qui ne portait point d’épée. Zerbin ne laisse pas un seul des endroits par où a passé le comte sans y passer lui aussi. Enfin il arrive parmi les arbres où l’ingrate Angélique avait gravé son chiffre, un peu hors de la route. Il voit la fontaine, le rocher et tout le reste brisés en mille pièces.

Il voit au loin briller je ne sais quoi, et il trouve que c’est la cuirasse du comte; puis il retrouve son casque, mais ce n’est pas ce casque fameux qui arma jadis la tête de l’Africain Almont. Il entend hennir un destrier au plus épais du bois, et, à ce bruit, il lève la tête. Il voit Bride-d’Or, qui paissait tranquillement l’herbe, et dont la bride pendait à l’arçon de la selle.

Il cherche Durandal à travers la forêt et la voit gisant hors du fourreau. Il trouve aussi, mais en lambeaux, la soubreveste dont le malheureux comte a dispersé les morceaux en cent endroits. Isabelle et Zerbin, le visage consterné, s’arrêtent tout surpris et ne savent que penser. Ils pourraient en effet tout supposer, excepté que Roland est privé de sa raison.

S’ils avaient seulement aperçu une goutte de sang, ils pourraient croire qu’il est mort. Cependant ils voient venir le long du ruisseau un jeune berger couvert de pâleur. Celui-ci, du haut d’une roche, avait été témoin de la fureur terrible de l’infortuné; il l’avait vu jeter ses armes, déchirer ses habits, mettre à mort les pasteurs et faire mille autres ravages.

Interrogé par Zerbin, il lui raconte tout ce qui s’est passé. Zerbin s’étonne et peut à peine y croire, malgré les preuves manifestes qu’il a sous les yeux. Quoi qu’il en soit, saisi de pitié, il met pied à terre, et, les yeux remplis de larmes, le cœur plein de tristesse, il s’en va de côté et d’autre, recueillant comme des reliques les débris épars çà et là.

Isabelle descend aussi de son palefroi et l’aide à recueillir les armes. Soudain arrive auprès d’eux une damoiselle au visage triste et dont le cœur semble plein de douleur. À ceux qui me demanderaient qui elle est, pourquoi elle s’afflige ainsi et quel chagrin l’oppresse, je répondrai que c’est Fleur-de-Lys, qui cherche les traces de son amant.

Brandimart, sans la prévenir, l’avait laissée dans la cité de Charles, où elle l’avait attendu six ou huit mois. À la fin, ne le voyant point revenir, elle se mit à le chercher partout, d’un rivage à l’autre, des Pyrénées aux Alpes. Elle l’avait cherché partout, excepté dans le palais de l’enchanteur Atlante.

Si elle était allée dans ce château d’Atlante, elle l’aurait vu errer avec Gradasse, Roger, Bradamante, Ferragus et Roland. Mais ensuite, quand, au son horrible et stupéfiant de son cor, Astolphe eut chassé le nécromant, Brandimart était retourné vers Paris. Mais Fleur-de-Lys ignorait tout cela.

Comme je vous l’ai dit, arrivée par hasard près des deux amants, Fleur-de-Lys reconnut les armes de Roland, ainsi que Bride-d’Or, resté sans maître, et la bride pendue à la selle. Elle constata de ses yeux la misérable aventure et put également en entendre le récit, car le berger lui raconta à elle aussi comment il avait vu Roland courir de tous côtés comme un fou.

Zerbin rassemble toutes les armes et en forme un beau trophée qu’il suspend à un pin. Voulant éviter que chevaliers, paysans ou voyageurs ne se les approprient, il grave sur le tronc verdoyant cette courte inscription: ARMURE DU PALADIN ROLAND, comme s’il eût voulu dire: Que personne n’y touche, s’il ne veut pas éprouver la colère de Roland.

Ce pieux devoir accompli, il se dispose à remonter sur son destrier, lorsque survient Mandricard. Celui-ci, voyant les superbes dépouilles suspendues au pin, le prie de lui dire ce que cela signifie. Zerbin lui raconte ce qu’on lui a rapporté à lui-même. Alors le roi païen tout joyeux s’avance sur-le-champ vers le pin et se saisit de l’épée,

Disant: «Personne ne m’en peut blâmer; ce n’est pas d’aujourd’hui que cette épée est mienne, et je peux à bon droit en reprendre possession partout où je la trouve. Roland, qui n’osait la défendre, a simulé la folie et l’a jetée sur le chemin. Mais, parce qu’il excuse ainsi sa lâcheté, ce n’est pas une raison pour que je n’use pas de mon droit.»

Zerbin lui criait: «Ne la touche point, ou ne pense pas l’avoir sans combat. Si tu as eu ainsi les armes d’Hector, tu les as volées, et tu ne les possèdes pas légitimement.» Sans plus rien se dire, ils courent l’un sur l’autre, avec une ardeur égale, avec le même courage. La bataille commence à peine, et déjà l’air retentit de cent coups.

Preste comme une flamme, Zerbin évite Durandal partout où elle tombe. Deçà, delà, il fait sauter son destrier comme un daim, aux endroits où la place lui semble le plus favorable. Et bien lui sert de ne pas perdre une minute, car un seul coup de cette épée l’enverrait retrouver les esprits des amants qui remplissent la forêt des myrtes ombreux.

Comme le chien agile se jette sur le porc qu’il a vu s’éloigner du troupeau et errer dans les champs, et tourne autour de lui, sautant de ci, de là, tandis que celui-ci guette l’occasion de le mordre, ainsi Zerbin prend bien garde de voir si l’épée se relève ou s’abaisse, afin de l’éviter. Pour conserver d’un même coup sa vie et son honneur, il a l’œil sans cesse aux aguets, et frappe ou s’éloigne à temps.

De l’autre côté, partout où vibre la terrible épée du Sarrasin, qu’elle frappe à plein ou à vide, on croirait entendre un vent des Alpes descendre, comme en mars, entre deux montagnes et secouer la chevelure d’une forêt dont il couche à terre les arbres, et dont il roule dans les airs les rameaux brisés. Bien que Zerbin ait déjà esquivé plusieurs coups, il ne peut éviter qu’un dernier l’atteigne.

Il ne peut éviter enfin qu’un grand coup de tranchant, glissant entre son épée et son écu, ne pénètre jusqu’à sa poitrine. Son haubert était épais, sa cotte de maille l’était également, ainsi que son panseron; cependant ils ne purent résister au choc, et donnèrent passage à la cruelle épée. Celle-ci tomba, coupant la cuirasse jusqu’à l’arçon.

Et si le coup avait porté en plein, il aurait fendu Zerbin par le milieu comme un roseau. Mais il pénétra dans la chair à peine assez pour endommager la peau. La plaie peu profonde, mais longue d’autant, n’aurait pu se mesurer avec une aune. Un sang chaud marque les armes blanches d’un filet rouge qui retombe jusqu’aux pieds.

Ainsi, souvent, j’ai vu la main plus blanche que l’albâtre, et dont mon cœur a ressenti tant de fois les atteintes, orner d’un beau ruban de pourpre un tissu d’argent. En vain Zerbin est passé maître dans les armes, en vain il possède beaucoup de force et encore plus de courage; la finesse des armes et la vigueur du roi de Tartarie donnent à son adversaire un trop grand avantage.

Le coup porté par le païen fut plus terrible en apparence qu’il ne le fut réellement. Isabelle sentit son cœur se fendre dans sa poitrine glacée. Quant à Zerbin, plein d’ardeur et de vaillance, et tout enflammé de colère et de dépit, il prend son épée à deux mains, et frappe de toute sa force le Tartare au beau milieu du casque.