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La force de Roger était bien supérieure à celle qu’on trouve chez les chevaliers de notre époque. Elle surpassait également celle de l’ours, du lion ou de quelque autre animal féroce que ce soit, de nos pays ou d’ailleurs. La foudre seule pouvait l’égaler, ou bien le grand diable [84], non pas celui de l’enfer, mais celui de mon seigneur, qui va avec le feu et qui se fait faire place au ciel, à terre et sur mer.

À chacun de ses coups, un homme tombait à terre, et souvent deux à la fois. Il lui arriva même d’en tuer quatre et jusqu’à cinq d’un coup, de sorte qu’il en eut bien vite occis une centaine. Son glaive, qu’il avait tiré, taillait comme du lait l’acier le plus dur. Falérine, pour donner la mort à Roland, avait forgé la cruelle épée [85] dans les jardins d’Orgagna.

Elle se repentit dans la suite de son œuvre, car ce fut avec cette même épée qu’elle vit détruire son jardin. Quel carnage, quelles ruines ne devait-elle pas faire maintenant entre les mains d’un tel guerrier! Si jamais Roger déploya une force et une fureur peu communes, si jamais sa vaillance se manifesta pleinement, ce fut ce jour-là, alors qu’il croyait venir au secours de sa dame.

La foule fuyait devant lui comme le lièvre devant les chiens lancés. Ceux qui restèrent morts sur place furent nombreux. Ceux qui s’enfuirent furent plus nombreux encore. Pendant ce temps, la dame avait délié les liens qui retenaient les mains du jeune homme, et l’avait armé de son mieux, en lui mettant une épée à la main et un bouclier au cou.

Celui-ci, qui avait été si indignement traité, brûlait de se venger le plus possible sur tous ces gens; aussi, par l’énergie qu’il déploya en cette circonstance, montra-t-il qu’il méritait le titre de preux et de vaillant. Le soleil avait déjà noyé les roues dorées de son char dans la mer d’occident, lorsque Roger, victorieux, sortit du château, accompagné du jouvenceau.

Quand le jeune garçon se trouva en sûreté hors des portes, il exprima, avec beaucoup de gentillesse et de courtoisie, sa reconnaissance à Roger qui s’était exposé à la mort pour le sauver, et cela sans le connaître. Il le pria de lui dire son nom, afin qu’il sût à qui il avait une telle obligation.

«Je vois – se disait Roger – le beau visage, les belles manières, les traits charmants de ma Bradamante, mais je ne reconnais pas la douceur de son parler si suave. Il ne me semble pas non plus que c’est ainsi qu’elle devrait remercier son amant fidèle. Mais si cependant c’est bien Bradamante, comment a-t-elle sitôt oublié mon nom?»

Pour sortir de cette incertitude, Roger lui dit poliment: «Je vous ai vu ailleurs à ce que je pense, mais je ne puis me souvenir où. Dites-le-moi, si vous vous le rappelez, et faites-moi le plaisir de m’apprendre aussi votre nom, pour que je sache quel est celui que mon aide a sauvé aujourd’hui du feu.»

«Il se peut que vous m’ayez vu en effet – répondit celui-ci – mais je ne sais où ni quand. Je vais aussi de mon côté, parcourant le monde, et cherchant çà et là les aventures extraordinaires. Peut-être avez-vous vu une sœur à moi, qui a endossé l’armure et porte l’épée au flanc. Nous sommes jumeaux, et elle me ressemble tellement, que, dans notre famille, on ne peut nous distinguer l’un de l’autre.

» Vous ne seriez pas le premier, ni le second, ni même le quatrième qui auriez été pris à cette ressemblance, puisque mon père, mes frères, et jusqu’à celle qui nous a donné le jour à tous deux, ne savent pas nous distinguer. Il est vrai que la chevelure que je porte courte et rare, comme tous les hommes, et les longs cheveux de ma sœur, arrangés en tresses, faisaient la seule différence qui existât entre nous;

» Mais depuis qu’un jour elle fut blessée à la tête – il serait trop long de vous dire comment – et que, pour la guérir, un serviteur de Jésus lui eut taillé les cheveux au niveau de l’oreille, aucune différence ne subsista plus entre nous, si ce n’est le sexe et le nom. Je suis Richardet, et ma sœur s’appelle Bradamante. Je suis le frère de Renaud; elle en est la sœur.

» Et si cela ne vous ennuyait pas de m’écouter, je vous dirais une chose qui vous stupéfierait; je vous dirais ce qui m’advint, par suite de cette ressemblance. C’est une aventure qui, après m’avoir causé beaucoup de joie au commencement, a failli amener mon martyre.» Roger, à qui l’on n’aurait pu raconter de plus douce histoire que celle où était mêlé le souvenir de sa dame, le pria de continuer, et le jeune chevalier lui dit:

«Il y a quelque temps, ma sœur, passant dans les bois d’alentour, fut blessée par une troupe de Sarrasins qui la surprit sans son casque qu’elle avait déposé sur la route. On fut obligé de lui couper ses longs cheveux, pour la guérir d’une cruelle blessure qu’elle avait reçue à la tête. Depuis cette époque, elle errait par la forêt, les cheveux ainsi coupés courts.

» Elle arriva un jour près d’une fontaine ombreuse. Se trouvant fatiguée, elle descendit de cheval, délaça son casque et s’endormit sur l’herbe tendre. Je ne crois pas, en vérité, qu’on puisse inventer une fable aussi intéressante que cette histoire véridique. Soudain arriva Fleur-d’Épine, dame d’Espagne, qui était venue pour chasser dans le bois.

» En voyant ma sœur revêtue entièrement de son armure, excepté le visage, et portant l’épée en guise de quenouille, elle la prit pour un chevalier. À force de considérer sa figure et ses grâces viriles, elle s’en sentit le cœur épris. Elle l’invita à la suivre à la chasse, et parvint à l’attirer loin de ses compagnons, dans l’endroit le plus touffu.

» Seule avec elle en ce lieu solitaire où elle ne craint pas d’être surprise, elle lui découvre peu à peu, par ses gestes et ses paroles, la blessure dont son cœur est atteint. Ses yeux ardents et ses soupirs enflammés montrent son âme consumée de désir. Tantôt son visage pâlit; tantôt il se colore d’une vive rougeur; enfin elle se hasarde à prendre un baiser.

» Ma sœur s’était bien aperçue que la dame s’était trompée à son endroit. Ne pouvant lui venir en aide, en cette circonstance, elle se trouvait dans un grand embarras. Il vaut mieux, pensa-t-elle, la détromper de sa fausse croyance, et me faire connaître pour une femme gentille, que de me laisser passer pour un homme ridicule.

» Et elle disait vrai; car c’eût été vraiment une infamie de la part d’un homme, de rester comme un marbre devant une si belle dame, pleine de grâces et d’agaceries, et de se borner à la payer de paroles, en tenant l’aile basse comme un coucou. De son air le plus aimable, ma sœur lui explique comme quoi elle est une damoiselle;

» Qu’elle cherche à acquérir la gloire des armes, comme jadis Hippolyte et Camille. Elle lui dit qu’elle était née en Afrique, sur le bord de la mer, dans la cité d’Arzille [86], et que, dès sa plus tendre enfance, elle avait été habituée à manier l’écu et la lance.» Cette confidence n’amortit pas une étincelle du feu qui consumait la dame énamourée. Le remède venait trop tard pour guérir la plaie faite par le trait qu’Amour avait enfoncé si profondément.

» Le visage de Bradamante ne lui en paraît pas moins beau, son regard moins doux, ses manières moins séduisantes. Elle ne peut reprendre possession de son cœur qui déjà ne lui appartient plus. En voyant ma sœur sous cet habit, il lui semble impossible de ne pas se consumer de désir pour elle, et quand elle songe que c’est une femme, elle soupire, elle pleure, et montre une douleur immense.