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» Quiconque aurait ce jour-là été témoin de son désespoir et de ses pleurs, aurait pleuré avec elle, “Quels tourments – disait-elle – furent jamais plus cruels que les miens? À tout autre amour, coupable ou permis, je pourrais espérer une fin désirée; je saurais séparer la rose de ses épines. Seul mon désir est sans espoir.

» ”Si tu voulais, Amour jaloux de mon heureux destin, me faire sentir tes rigueurs, ne pouvais-tu te contenter de me faire subir les maux ordinaires aux autres amants? Parmi les hommes, ni parmi les animaux, je n’ai jamais vu une femelle s’éprendre d’amour pour une autre femelle. Une femme ne paraît point belle aux autres femmes, pas plus que la biche à la biche et la brebis à la brebis.

» ”Sur la terre, dans les airs, au sein des ondes, je suis seule à souffrir une telle cruauté de ta part, et tu as voulu, en agissant ainsi, montrer, par une funeste erreur, jusqu’où peut aller ton pouvoir. L’épouse du roi Ninus, qui aima son fils, éprouva un désir impie et coupable; il en fut de même pour Myrrha, qui aima son père, et pour Pasiphaë, la Crétoise, qui s’éprit d’un taureau. Mais mon désir est plus extravagant encore qu’aucun de ceux-là.

» ”Dans les cas que je viens de citer, la femelle prit toujours un mâle pour objet de ses désirs; elle pouvait espérer les satisfaire, et, comme je l’ai entendu dire, elle y réussit en effet. Pasiphaë entra dans une vache de bois; les autres arrivèrent à leur but par des moyens variés. Mais quand bien même Dédale me prêterait son ingénieux concours, il ne pourrait délier ce nœud-ci fait par la nature, cette maîtresse souveraine et trop prévoyante.”

» Ainsi se plaint, se consume, gémit la belle dame, sans pouvoir apaiser son ennui. Tantôt elle se frappe le visage, tantôt elle s’arrache les cheveux, cherchant à se venger d’elle-même. Ma sœur, toute contristée d’une telle douleur, en pleure de pitié. Elle s’efforce de la détourner de son fol et vain désir; mais elle ne réussit pas et ses paroles sont vaines.

» Fleur-d’Épine, qui réclame un secours et non des consolations, se lamente et se plaint de plus en plus. Déjà le jour approchait de sa fin, et le soleil rougissait tout l’occident. Il était l’heure de chercher un abri, si l’on ne voulait point passer la nuit dans le bois. La dame invita Bradamante à venir avec elle dans sa demeure qui était peu éloignée de là.

» Ma sœur ne sut pas lui refuser cette faveur, et elles vinrent toutes les deux dans ce lieu même où la populace scélérate et félonne m’aurait jeté au feu, si tu n’étais arrivé. Dès qu’elles furent rentrées dans le palais, la belle Fleur-d’Épine combla ma sœur de caresses, et lui ayant donné des vêtements de femme, la fit reconnaître à chacun pour une dame,

» Afin que personne, arguant de son aspect viril, ne pût en prendre prétexte pour la blâmer. Elle espérait aussi que, les vêlements d’homme portés par Bradamante ayant causé son mal, elle pourrait, en la voyant sous son aspect véritable, chasser de son esprit la pensée qui l’obsédait.

» Elles partagèrent le même lit, mais leur repos fut loin d’être le même, car l’une dormit tranquillement, tandis que l’autre ne cessa de pleurer et de gémir, sentant son désir de plus en plus impérieux. Et si parfois le sommeil la prenait, il lui semblait, dans un songe aussi rapide que trompeur, que le ciel l’avait exaucée, et avait changé le sexe de Bradamante.

» Comme le malade brûlé par une soif ardente, s’il vient à s’endormir avec cette envie qui le consume, se voit, dans son sommeil troublé et inquiet, entouré d’eaux de toutes parts, ainsi Fleur-d’Épine s’imagine dans son rêve que son désir est satisfait. Elle se réveille, et veut s’assurer aussitôt de la main si c’est la vérité, mais, hélas! elle se convainc toujours que ce n’est qu’un vain songe.

» Que de prières, que de vœux elle adressa, pendant cette nuit, à Mahomet et à tous les dieux, pour leur demander de changer, par un miracle éclatant, le sexe de sa compagne! Mais tous ses vœux restèrent sans effet. Peut-être même le ciel se riait-il d’elle. La nuit s’acheva enfin, et Phébus, montrant sa blonde tête hors de la mer, vint rendre la lumière au monde.

» Dès que le jour eut paru, et qu’elles eurent quitté le lit, Fleur-d’Épine sentit redoubler sa douleur, car Bradamante, désireuse de sortir d’un pareil embarras, parlait déjà de partir. La gente damoiselle veut qu’en partant elle accepte en don un magnifique genêt, tout harnaché d’or, et une soubreveste richement brodée de sa propre main.

» Fleur-d’Épine, après l’avoir accompagnée pendant quelque temps, rentra toute en pleurs dans son château. Ma sœur, ayant pressé le pas, arriva le même jour à Montauban. Nous tous, ses frères, ainsi que notre pauvre mère, nous l’entourâmes en lui faisant fête, car, n’ayant pas reçu depuis longtemps de ses nouvelles, nous étions fort inquiets, et nous craignions qu’elle ne fût morte.

» Nous vîmes avec étonnement, quand elle ôta son casque, que ses cheveux, qui auparavant se répandaient tout autour de sa tête, étaient coupés court. Nous admirâmes également la soubreveste de voyage dont elle était revêtue. Et elle, du commencement jusqu’à la fin, nous raconta toute l’aventure que je viens de vous dire: comment elle avait été blessée dans un bois, et comment, pour se guérir, elle avait dû laisser couper sa belle chevelure.

» Et comment ensuite, s’étant endormie sur la rive d’un ruisseau, survint une belle chasseresse, qui, trompée par sa fausse apparence, s’éprit d’elle. Elle dit comment celle-ci l’attira loin de ses compagnons; elle ne nous cacha rien des tourments de cette damoiselle, et son récit nous remplit l’âme de pitié. Elle nous apprit enfin comment elle en reçut l’hospitalité, et tout ce qui s’était passé jusqu’à son retour au château.

» J’avais beaucoup entendu parler de Fleur-d’Épine, et je l’avais déjà vue à Saragosse et en France. Ses beaux yeux et son doux visage avaient grandement excité mes désirs. Mais je n’avais pas cru devoir laisser grandir cette passion naissante, estimant qu’aimer sans espoir est un songe, une folie. Or, mon ancienne flamme, revenant en moi avec violence, se ralluma soudain.

» Amour ourdit lui-même les nœuds dans lesquels je plaçai mon espoir; aurait-il pu en être autrement? Dès qu’il m’eut ressaisi, il m’enseigna la manière dont j’obtiendrais de ma dame ce que je désirais. La fraude était facile à imaginer; cette ressemblance avec ma sœur, qui en avait trompé tant d’autres, tromperait encore, sans aucun doute, cette jeune donzelle.

» Le ferais-je ou ne le ferais-je pas? Enfin il me sembla qu’il est toujours bon de chercher à obtenir ce que l’on désire. Je ne fis part de mon intention à qui que ce fût, et ne voulus prendre le conseil de personne. J’allai, la nuit, à l’endroit où ma sœur avait déposé ses armes; je les pris et, sur son propre cheval, je partis, sans attendre le lever de l’aurore.

» Je partis pendant la nuit, Amour me guidant, pour retrouver la belle Fleur-d’Épine, et j’arrivai à sa demeure avant que la lumière du soleil se fût cachée dans l’océan. Ce fut à qui s’en irait, en courant, porter le premier à la reine l’heureuse nouvelle, dans l’espoir de s’attirer ses bonnes grâces et d’en recevoir quelque don généreux.

» Tous m’avaient pris, comme tu l’as fait toi-même, pour Bradamante; d’autant plus que j’avais les mêmes vêtements et le même cheval que celle-ci, lorsqu’elle était partie, le jour d’avant. Fleur-d’Épine vient au bout d’un moment et m’accueille avec une telle fête, de telles caresses, avec un visage si content et si joyeux, qu’une plus grande joie ne se pourrait voir au monde.