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– Alors, pourquoi cet or?

– Écoute… Demain, dans huit jours, dans un mois, je ne sais pas quand, un enfant viendra… un petit garçon, cheveux noirs, yeux noirs, figure triste, pâle et chétive… six ans à le voir… Cet enfant, tu le prendras par la main, tu le conduiras sur cette fosse, et tu lui diras: «Si c’est la tombe de ta mère que tu cherches, la voici.» M’as-tu bien compris? Le feras-tu?

– C’est facile.

– L’enfant s’appelle Jacques Clément.

– Jacques Clément. Bon. Il pourra venir prier et pleurer tant qu’il voudra. C’est sacré.

Panigarola eut un geste de satisfaction. Peut-être la pensée de son fils avait-elle amolli son cœur. Peut-être commençait-il à s’attendrir. Peut-être une douleur plus humaine commençait-elle à fondre les glaces de son désespoir. Car ce fut d’une voix plus étouffée qu’il répéta:

– Va-t’en. Souviens-toi. Et reviens dans une heure.

Le fossoyeur recula, s’en alla, les yeux tournés vers cet homme qui, debout sur le bord de la fosse, immobile, paraissait un spectre se préparant à rentrer dans la tombe d’où il était sorti.

Une terreur insensée, de nouveau, s’abattit sur lui. Il sentit qu’il allait tomber et s’appuya à quelque chose qui était une croix de bois. Il s’y cramponna. Et de là, il continua à regarder. Un large éclair lui montra l’homme qui se courbait sur le bord de la fosse…

Puis l’obscurité se fit plus profonde.

Le fossoyeur laissa échapper un gémissement d’épouvante, et ses ongles s’incrustèrent à la croix; mais son cri se confondit avec les hurlements de l’ouragan.

Un nouvel éclair illumina le cimetière. Le fossoyeur, à bout de forces, tomba sur ses genoux: cette fois, il n’y avait plus personne au bord de la fosse!…

Panigarola s’était étendu près du corps d’Alice, son visage tourné vers le visage de la morte. Il avait dégainé sa dague, pour se frapper sans doute au cas où la mort ne viendrait pas assez vite.

Alors, il porta à ses lèvres le chaton qu’Alice avait mordu et le mordit à la même place.

Et il absorba le reste de poudre blanche.

Il ne parlait pas. C’est à peine s’il pensait. Son bras droit s’arrangea sous le cou de la morte. Ses yeux grands ouverts cherchaient à la voir. Et dans ces yeux, il n’y avait ni haine ni amour, seulement une pitié infinie, une expression de surhumaine miséricorde.

À vingt pas de là, le fossoyeur écroulé au pied de la croix de bois, hagard, livide, le cou tendu vers la fosse, attendait. L’heure convenue s’écoula. Puis une autre. La tempête, lentement, s’apaisa. Et ce fut seulement au jour venu, au moment où dans un ciel pur, lavé par les grands souffles, monta la lumière du soleil levant, ce fut alors seulement que le vieillard, reprenant conscience de lui-même, se traîna jusqu’au bord de la fosse et y jeta un regard empreint de cet étonnement indicible que causent les visions des rêves tragiques.

Les deux cadavres tournés visage contre visage, les yeux ouverts, la bouche crispée, semblaient se regarder, se sourire, et se dire des choses mystérieuses et douces.

Le vieillard se dépouilla du surtout en peau de mouton qui couvrait ses épaules et le plaça sur les deux visages.

Puis, en hâte, il commença à remplir la fosse à pelletées rapides.

XXIV LES AMOURS DE PIPEAU

Depuis la disparition du chevalier de Pardaillan, un des personnages les plus affairés, les plus occupés, les plus actifs de Paris, c’était certainement maître Pipeau.

Ce chien qui avait le mensonge dans la peau, qui était voleur comme six tire-laine, avait d’abord trouvé dans l’hôtel Montmorency le paradis que peut rêver un chien. Par intrigue, ruse et astuce, il s’était mis au mieux avec le maître queux de l’hôtel; il avait persuadé à ce cuisinier un peu faible d’esprit d’ailleurs, qu’il avait pour lui une amitié sans borne! Pur mensonge! Pipeau méprisait parfaitement le cuisinier, mais il adorait sa cuisine.

– Comme il m’aime! répétait le digne homme. Toujours dans mes jambes! Il ne me quitte plus. Et de quels bons yeux il me couve! C’est vraiment admirable que j’aie inspiré une telle affection à ce chien!

Ainsi raisonnait le cuisinier, non sans quelque fatuité.

Qu’eût-il dit, s’il avait connu la véritable pensée de Pipeau?

Mensonge, la queue, le moignon de queue qui remuait frénétiquement! Mensonge, le bon regard où il eût été impossible de démêler la moindre ironie! Mensonge, cette langue qui léchait avec componction les mains du brave homme et la sauce qui y restait souvent! Mensonge, ces petits abois amicaux, ces cabrioles qui secouaient de rire la panse du maître queux!

Mais comment celui-ci aurait-il deviné la malice, l’hypocrisie et le mensonge du chien?

Pipeau acceptait rarement un morceau, si friand fût-il, des mains du cuisinier: il y avait à cela une raison toute simple, mais qui fut toujours ignorée de cet homme. Pipeau se servait lui-même.

En cachette, au bon moment, il prenait ce qui lui convenait. Et c’était ainsi bien meilleur.

– Il n’est pas gourmand, disait le maître queux. Il m’aime pour moi-même.

Pas gourmand! Justes dieux, c’est ainsi que se font les réputations bonnes ou mauvaises! Pipeau pipait tout ce qu’il pouvait. Pipeau mettait l’office au pillage. Pipeau, fidèle à ses instincts, passait son temps à voler. Il devenait gras. Il devenait indolent. Les délices de Capoue l’amollissaient. Et cependant, il ne manquait pas de faire sa cour au maître de cet Eden, au dieu de ce paradis, c’est-à-dire au cuisinier l’hôtel.

Mais Pipeau n’était pas seulement un chien voleur, un effronté menteur, comme nous croyons l’avoir prouvé en diverses circonstances. Lorsque nous présentâmes ce personnage au lecteur, il nous souvient d’avoir affirmé que c’était un chien paillard. Et c’est cette paillardise que nous devons démontrer si nous ne voulons encourir la réprobation qui atteint les calomniateurs.

Ajoutons que nous eussions risqué le reproche et fait le silence sur les amours de Pipeau, si le récit de ces amours n’était intimement lié à des scènes importantes, et si la paillardise du chien n’avait eu, par contrecoup, une singulière influence sur l’histoire de quelques personnages auxquels nous osons croire que le lecteur s’intéresse.

Donc, Pipeau, dans l’hôtel Montmorency, était le chien le plus heureux de la création.

Ce bonheur fut sans mélange et sans remords jusqu’au jour où disparut le chevalier de Pardaillan. Le chien avait pour son maître – ou plutôt son ami – une adoration qui, de son côté, était sincère. Il est vraisemblable que le chien se souvenait très bien d’avoir été sauvé par le chevalier. Mais il aimait encore en lui cette indépendance vagabonde qui lui plaisait tant; il aimait la gravité avec laquelle Pardaillan lui parlait. Il flairait en lui quelqu’un de très rapproché, quelque chose comme un parent, homme, c’est vrai, mais enfin aussi peu homme que possible avec lui, c’est-à-dire oubliant qu’il était le maître.