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– Le cimetière des Saints-Innocents!…

Panigarola, sans plus faire attention à cet homme que s’il n’eût pas été là, monta dans la voiture; l’instant d’après, il en redescendait tenant dans ses bras le cadavre d’Alice.

Il le déposa au pied du petit mur qui, de ce côté, clôturait le cimetière.

Et il alla frapper à la fenêtre basse d’une sorte de cabane qui se dressait là.

Le postillon, de ses yeux agrandis par l’effroi, considérait celle qu’il avait appelé l’épousée. Un coup de vent écarta la robe de gros drap: la figure livide du cadavre lui apparut. Alors, avec une sourde imprécation, il sauta sur la selle du cheval conducteur, enfonça ses éperons dans les flancs de l’animal, et comme emportée par une rafale d’épouvante, la lourde voiture s’enfuit dans la nuit…

– Qui va là? dit une voix chevrotante, au coup que Panigarola frappa.

– Vous êtes le fossoyeur? demanda le gentilhomme. Ouvrez!

La porte de la cabane s’ouvrit. Un vieillard parut, qui tenait à la main une lampe fumeuse. Cet homme examina un instant l’étrange visiteur qui le venait réveiller à pareille heure. Puis il eut une exclamation de surprise:

– Le révérend Panigarola! murmura-t-il. Sous ce costume!…

– Vous me connaissez?

– Qui ne connaît Votre Révérence? qui ne l’a entendue prêcher.

– Bon! Alors, si vous savez qui je suis, vous savez ce qu’il vous en coûterait pour me désobéir?

– Oh! comment un pauvre diable comme moi pourrait-il désobéir au saint homme devant qui tremble la cour, à ce qu’on dit… et qui représente notre Saint-Père lui-même… à ce qu’on dit, toujours… car moi, je ne sais rien… je vis retiré dans mon trou… je ne sais rien, sinon que Votre Révérence a tout pouvoir et toute autorité sur moi!

– C’est bien. Prends ta pioche, tes instruments…

– Il s’agit donc?… interrogea le vieillard craintif et perplexe.

– De creuser une fosse, oui! dit Panigarola d’une voix qui glaça le fossoyeur. Ne t’avise pas de t’étonner, d’interroger, de résister… prends ta pioche et marche!

Le fossoyeur trembla. Ses cheveux se mouillèrent d’une sueur froide. Cette voix qu’il entendait ne lui parvenait pas comme une voix humaine. Elle paraissait monter du fond d’une tombe. Elle avait des accents rauques, durs, plaintifs, elle gémissait et grondait. Et le moine, les yeux vitreux, les lèvres blanches, lui semblait investi non plus de la redoutable puissance que la foule lui croyait, mais de la puissance plus terrible des apparitions spectrales.

Vacillant, il saisit une pioche et une pelle.

Sur un signe du funèbre visiteur, il ouvrit une porte et pénétra dans le cimetière.

Panigarola avait soulevé dans ses bras le cadavre d’Alice et l’étreignit en marchant, d’une étreinte dont aucune parole ne pourrait rendre l’infinie douceur.

Il l’étreignait comme l’amant le plus passionné peut serrer dans ses bras la vierge qui lui avoue son amour.

Il l’étreignait comme une mère douloureuse peut étreindre le cadavre de l’enfant bien aimé qu’elle essaye de faire revivre.

Et comme là-bas, dans l’église, comme au moment où son regard avait fait comprendre à Alice qu’il pardonnait, ses yeux se levaient avec l’expression de l’infinie pitié, de la souveraine miséricorde qui submergeait son âme…

Le fossoyeur s’était arrêté.

Panigarola s’arrêta.

Le vieillard commença à creuser, avec une hâte maladroite, de ses mains tremblantes.

Cela dura une heure. Au bout de cette heure, la fosse fut assez profonde.

Or, pendant cette heure-là, le marquis de Pani-Garola, le premier amant d’Alice de Lux, se tint debout au bord de la fosse qui se creusait, tenant dans ses bras le cadavre de son amante. Il n’eut pas un fléchissement de fatigue, pas un tressaillement. Ses yeux de pitié demeurèrent rivés sur le visage de la morte, sans un tressaillement des cils. Pendant cette heure-là, tandis que le fossoyeur piochait, tandis que les éclairs l’enveloppaient de leurs nappes livides, tandis que les croix de bois, déracinées par le vent, tombaient autour de lui avec des bruits secs de branches qui se brisent, il fut une statue du désespoir et de la pitié.

Le fossoyeur étant remonté, Panigarola descendit dans la fosse et y coucha son amante.

Il couvrit soigneusement son visage et ses mains, l’enveloppa tout entière dans la robe de moine.

Alors, il remonta sur les bords de la fosse.

Le vieillard, effaré, ses mèches grises au vent, tendit son doigt pour désigner le cadavre, et demanda:

– Quoi!… sans cercueil?…

– Il n’en est pas besoin… dit Panigarola.

– Quoi! à peine couverte!…

– Elle sera mieux couverte tout à l’heure.

Le fossoyeur ne comprit pas le sens de ces paroles, ou peut-être ne les entendit-il pas, emportées qu’elles furent par un mugissement de la tempête.

Il saisit sa bêche et s’apprêta à jeter dans la fosse la première pelletée de terre.

Panigarola l’empoigna par le bras et dit:

– Pas encore!

Le fossoyeur, déjà penché, se redressa. Panigarola continua:

– Il manque quelqu’un dans la fosse…

– Qui? hurla le vieillard.

– Moi.

Le fossoyeur vacilla d’épouvante. Il était transporté dans les régions de l’horreur… Il ne cherchait pas à comprendre. Il ne vivait plus, il rêvait.

– Va-t’en, reprit Panigarola. Tu reviendras dans une heure. Et alors, écoute…

– J’entends, dit le vieillard en claquant des dents.

– Tu recouvriras la fosse sans y regarder… il y aura deux cadavres, le mien et le sien… tu recouvriras tout.

– Oui.

– Prends ceci.

Il tendit au fossoyeur une bourse pleine d’or: une fortune. Le vieillard s’en saisit. Dès lors, il se rassura quelque peu.

– C’est pour que je ne dise rien? demanda-t-il avec un sourire où luttaient l’avarice et l’effroi.

Panigarola secoua la tête.

– C’est donc pour me payer ma besogne?

– Si tu disais un mot de ce que tu fais cette nuit, tu serais pendu. Quelqu’un à moi nous regarde, nous épie, et te surveillera quand je n’y serai plus. Quant à ta besogne, je n’ai pas à la payer puisque tu es le fossoyeur…