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Ces trois points, ce sont: l’auberge de Catho que nous venons de quitter; l’église Saint-Germain-l’Auxerrois où nous devons revenir sur le coup de minuit; et enfin, l’hôtel de Mesmes.

L’hôtel du duc de Damville était désert: toute la maison du maréchal s’était transportée rue des Fossés-Montmartre. Il y avait à cela un double motif. Le premier, le plus important peut-être, c’est qu’Henri de Montmorency redoutait une attaque de son frère; la visite du vieux Pardaillan n’avait fait qu’exaspérer cette crainte.

– Prévenu à temps, se disait Damville, j’ai pu attendre cet homme de pied ferme et m’emparer de lui; mais qui sait si François, dans un coup de désespoir, ne viendra pas lui-même à la tête de ses gentilshommes? Et qui peut prévoir l’issue d’une pareille bataille!… Ou même qui sait s’il ne m’enverra pas quelque nouveau spadassin qui, cette fois, pourrait bien réussir?

Le deuxième motif, c’est que le maréchal ayant obtenu la surveillance de toutes les portes de Paris, en avait profité pour placer des hommes à lui à la porte Montmartre. Qu’une catastrophe se produisît, que Catherine de Médicis fût informée de la conspiration de Guise, comme Maurevert le laissait entendre, que Paris fût envahi par les troupes des provinces en marche, et il n’avait qu’un bond à faire pour fuir par la porte Montmartre.

L’hôtel de Mesmes était donc abandonné.

Cependant, ce soir-là, deux hommes s’y étaient introduits, et vers neuf heures, ils achevaient de souper dans l’office, en devisant entre eux: c’étaient Gilles, le digne intendant de Damville, et son neveu Gillot.

– Encore un bon coup de ce vieux vin, disait Gilles au moment où nous pénétrons auprès des deux compères.

Et il remplit le gobelet de Gillot. Le gobelet se trouva vide à l’instant même.

– Jamais je n’ai bu de vin pareil, fit Gillot d’une voix pâteuse.

Il avait la figure enluminée et les yeux brillants. Il était dans cet état de bienheureuse ébriété où l’on voit la vie en beau, mais qui précède immédiatement l’ivresse complète qui, si souvent, la fait paraître en laid.

– Tiens, mon enfant, va donc prendre ce flacon, là, dans cette armoire ouverte, et tu en boiras du meilleur.

Gillot se leva et obéit sans trop trébucher.

– Il n’est pas encore à point, murmura Gilles qui l’examinait.

Et il versa à son neveu une nouvelle rasade.

– Ainsi, reprit-il, tu ne veux plus retourner à l’hôtel Montmorency?

– Retourner là-bas! s’écria Gillot en levant les bras au ciel. Vous n’y pensez pas, mon oncle! Savez-vous que la maison est sens dessus dessous depuis la disparition du vieux coupeur de langues.

– Coupeur de langues? interrogea Gilles.

– Oui… le damné Pardaillan!… Il m’avait menacé de me couper la langue si je le trahissais!… Ah! ah!…

Gillot, renversé sur le dossier de son fauteuil se mit à rire aux éclats. Gilles fit chorus. Mais son rire, à lui, grinçait comme une vieille girouette et eût donné le frisson au neveu, si le neveu n’eût été occupé à ses agréables pensées.

– Or, continua Gillot, tout le monde, là-bas, se méfiait de moi. On devait soupçonner que j’étais pour quelque chose dans cette bonne farce; je vous le dis, mon oncle, il était temps que je m’en allasse… j’y eusse laissé ma tête… et je tiens à ma tête, moi… même depuis que vous l’avez privée… de ses plus beaux ornements… soit dit sans reproche, mon oncle!

Au souvenir de la mutilation qu’il avait subie, Gillot porta les deux mains à sa tête, soit pour s’assurer que cette tête était bien toujours à sa place, soit en signe d’adieu à ses oreilles défuntes. Il frissonna et parut se dégriser.

L’oncle se hâta de remplir son gobelet.

– Pour une farce, reprit Gillot après avoir bu, c’est une bonne farce! Le Pardaillan avait en moi une confiance! J’en ris encore… Et quand je lui ai assuré qu’il trouverait monseigneur tout seul… que j’en étais sûr… il a failli m’embrasser… oui, mon oncle… Pauvre diable! Je le plains… c’était un brave homme, tout de même!

– Oui, mais il a voulu te couper les oreilles! dit cyniquement Gilles.

– C’est vrai! L’infâme!…

– Et la langue!

– Oui-dà!… qu’il y vienne, maintenant!…

Gillot saisit un couteau et voulut se lever. Mais il retomba pesamment assis et se mit à rire.

– En sorte, reprit Gilles, que tu es content?

– Content, mon oncle!… c’est-à-dire qu’il me semble que je rêve!… Quand je pense que, sur l’ordre de notre bon seigneur, vous m’avez octroyé mille écus! Mille écus!… Jamais je ne vis tant d’argent à la fois!…

Il frappa sur sa ceinture, qui rendit un son argentin.

– Et tu es bien décidé à ne plus retourner là-bas? dit Gilles.

– Vous êtes fou, mon oncle!… Ah! ah! le vieil oncle devient fou… il veut que j’aille me faire couper la langue!…

– Imbécile! Puisque Pardaillan n’est plus là!

– Mais puisque je l’ai trahi… Il me la couperait, voyez-vous! Je veux jouir de mes mille écus, moi!… Je veux boire, moi! Et comment ferais-je pour boire sans langue? Mes pauvres écus… je ne pourrais donc pas vous boire?

Gillot, à partir de ce moment, devint larmoyant.

– Tu les as là? demanda l’oncle. Fais voir un peu…

Gillot vida sa ceinture sur la table; les écus roulèrent; les yeux de Gilles brillèrent.

– C’est pourtant moi qui t’ai donné cela! fit-il d’un étrange accent, tandis que ses doigts osseux caressaient les écus et commençaient à les empiler…

– Sans compter… balbutia Gillot.

– Sans compter… quoi? gronda le vieillard.

– Ce que vous… devez encore… me donner… Ça, mon oncle, c’est pour boire… vous me l’avez dit… mais maintenant… vous devez… me donner le reste…

– Quel reste? haleta Gilles dont les sourcils se contractèrent.

– Le maréchal a dit… trois mille écus… trois mille… j’ai bien entendu… trois mille écus… d’or!… Allons, mon oncle… montons… à votre coffre!…

– Bois donc, imbécile! fit Gilles qui tremblait et suait à grosses gouttes.

Gillot obéit. Son gobelet vide roula sur le carreau.

L’oncle s’était levé. Il était hagard. La vue des piles d’écus lui donnait le vertige.

– Imbécile! gronda-t-il. Trois mille écus d’or! à toi? Tu es ivre, je pense!

– Monseigneur… l’a dit!… Hé là! mon oncle!… Payez… ou je me plains… au maréchal…