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«Monsieur l’amiral, aussitôt après le mariage du roi, il faut quitter Paris… Rassemblez toutes nos forces… non pas que je me défie de mon cousin Charles, mais il faut être prêt à tout… sous les ordres du roi, monsieur l’amiral, vous avez le commandement suprême… Henri, ajouta-t-elle en s’adressant au prince de Condé, vous êtes un frère pour mon fils… je vous bénis, mon enfant… Soyez toujours près de lui au camp, à la ville et à la cour… surtout à la cour… Monsieur Agrippa d’Aubigné, vous qui avez la sagesse et la science d’écrire, vous raconterez aux âges futurs ce que vous avez vu… j’espère que vos conseils ne manqueront pas au roi… Adieu, messieurs, je vous aimais bien tous… Toi, mon vieux d’Andelot, et vous, capitaine Briquemaut, et vous tous, fiers gentilshommes, prudents au conseil, hardis dans la mêlée; grâce à vous, les grandes injustices prendront fin… le droit de vivre et de penser sera assuré aux huguenots… ayez confiance… notre cause est grande… c’est la cause de l’humanité elle-même… qu’est-ce que le bonheur de l’humanité sans la liberté?… Adieu à tous…»

À ces mots, les sanglots éclatèrent. Le jeune prince de Condé serrait dans ses bras le vieux Briquemaut; le roi était à genoux; M. de Rohan était sorti, ne pouvant modérer sa douleur; l’amiral Coligny, sombre et les bras croisés dominait cette scène de sa haute stature, et des larmes silencieuses coulaient le long de ses joues… Je crus que tout était fini… mais la reine, fixant son regard sur moi, me fit signe d’approcher… Vacillant comme si le plancher se fût dérobé sous mes pas, j’obéis et tombai à genoux près du roi, en sorte que ma tête se trouvait près de celle de la reine… et c’est moi qui ai recueilli son dernier soupir…

Marillac se leva et fit quelques pas, en proie à une agitation que n’expliquait pas complètement la tristesse de pareils souvenirs. Il revint s’arrêter devant Pardaillan et continua d’une voix plus sourde.

– Oui, chevalier, c’est moi qui ai recueilli le dernier soupir de la reine de Navarre… mais peut-être à ma douleur filiale se mêla dans cette minute terrible une horreur qui me fit comprendre l’épouvante que j’avais surprise sur le visage du médecin et sur celui du roi… En effet, lorsque je fus tout près d’elle, Jeanne d’Albret tourna vers moi sa tête convulsée par l’agonie, murmura distinctement: «Prends garde, mon enfant, prends garde!… Écoute… il faut que tu saches…» Que voulait me dire la reine? Quel terrible secret allait s’échapper de ses lèvres crispées? Je ne le saurai jamais, chevalier! Car à ce moment, la reine entra en agonie… Elle faisait de violents efforts pour me parler, mais aucune parole ne sortit plus de sa bouche… Seulement, tout à coup, son regard se fixa avec une effrayante expression sur la cheminée… puis, une légère secousse l’agita… puis ce fut fini, la reine était morte… morte… et son regard semblait encore s’attacher à cet objet que, dans la seconde suprême, elle avait cherché des yeux…

Marillac se tut.

À travers ses doigts crispés sur ses yeux, des larmes s’échappèrent.

– Mon cher comte, dit Pardaillan, pardonnez-moi d’avoir ramené vos pensées vers ces pénibles scènes… Vous étiez si heureux tout à l’heure… Mais, dites-moi… pouvez-vous me dire quel était cet objet que la reine regardait en mourant?

Marillac alla à une armoire dont il portait la clef sur lui et, l’ouvrant, il en tira un coffret d’or qu’il posa sur une table.

– Ce coffret, chevalier, m’a été donné par une personne auguste. Je l’avais à mon tour offert à la reine de Navarre qui s’en servait pour y mettre ses gants… Sans aucun doute, la pauvre reine, en mourant, a voulu me dire de reprendre ce coffret qui se trouvait sur la cheminée de sa chambre et de le garder comme un double souvenir… le souvenir de mes deux mères.

– Ainsi, dit lentement le chevalier, c’est la reine Catherine qui vous a donné ce coffret?

– Oui, mon ami, dit Marillac en frissonnant.

Les deux hommes se regardèrent.

Et sans doute chacun d’eux put lire chez l’autre la pensée terrible qui l’agitait, car tous les deux pâlirent et détournèrent les yeux.

Marillac demeurait tremblant, les mains crispées sur le coffret d’or. Il baissa la tête. Et soudain, le mystère de sa pensée monta jusqu’à ses lèvres, comme s’il n’eût pu le contenir davantage. Hagard, livide, il murmura:

– Mon sang… je le donnerais jusqu’à la dernière goutte… pour savoir la vérité… oh! chevalier… cette vérité… ce lamentable soupçon qui est dans mon cœur comme un ulcère… ce n’est pas vrai, dites? Ce n’est pas possible!… Ce serait trop horrible que ce coffret ait été l’instrument de mort… que Catherine, ma mère, ait tué Jeanne, mon autre mère… et que moi… moi… leur fils à toutes deux… aie porté à l’une le poison que lui envoyait l’autre!

– Comte! comte! s’écria le chevalier, vous avez raison… ce serait trop horrible… Et pourtant… tenez, laissez-moi vous répéter la parole suprême de la reine de Navarre: Prenez garde!… renfermez ce coffret… n’y touchez plus…

– Ah! puissé-je donc être foudroyé plutôt que de continuer à porter de tels soupçons dans mon esprit!… Je rêve, mon ami… c’est un rêve insensé, hideux… Catherine ne peut avoir conçu de pareilles horreurs… Catherine m’aime… j’en suis sûr… elle souffre de ne pouvoir proclamer sa maternelle affection… elle est ma mère… ma mère!…

En parlant ainsi, Marillac avait ouvert le coffret avec une sorte de rage désespérée.

Dans le coffret, il y avait une paire de gants blancs – ceux que portait Jeanne d’Albret la nuit de sa mort.

Il les saisit et, fermant les yeux, les baisa longuement.

* * * * *

Pardaillan, hors de lui, en proie à une sorte de vertige, lui arracha les gants, les remit à leur place, funèbre relique, et lui-même alla renfermer, avec un effroi visible, le mystérieux coffret d’or dans l’armoire dont il jeta la clef dans un coin de la chambre.

* * * * *

Il y eut alors entre les deux hommes un de ces longs silences lourds d’angoisse qui semblent vibrer sourdement comme vibrent les airs après un coup de gong ou de cymbale.

L’action rapide de Pardaillan venait de préciser dans l’esprit de Marillac un soupçon qu’il n’osait s’avouer à lui-même.

Il demeurait atterré.

Sa joie fébrile, son bonheur trop surexcité par lui-même, la vague épouvante que recouvraient ce bonheur et cette joie, son incertitude, ses doutes, son désespoir latent; en un éclair aveuglant, il comprit tout, il se comprit soi-même.

Et il assista, muet d’horreur, à l’abominable drame qui se déroulait dans sa pensée.

La pensée était complexe, hérissée, tortueuse, insaisissable… et le drame qui en jaillissait était simple, terriblement limpide.

Voici: Marillac était arrivé à Paris sachant que Catherine était sa mère, la haïssant pour ses persécutions, la haïssant pour l’avoir abandonné, résolu à frapper en elle la mère infâme et la reine sanglante… Marillac avait vu une fois Catherine, et le doute était entré dans son âme lorsque la reine lui avait offert une royauté… Une royauté à lui! Pourquoi? Sinon parce que sa mère se repentait!… Marillac avait revu deux fois, trois, quatre fois la reine – toujours appelé, toujours cherché par elle! Et alors, la pitié avait remplacé le doute. Puis l’étonnement de voir Catherine si peu semblable aux affreux portraits que l’on faisait d’elle! Puis l’émotion de cette maternité qui voulait et n’osait s’affirmer! Puis la joie de sentir qu’il pouvait l’aimer! Puis ce bonheur étrange: que Catherine, sa mère, lui garantisse l’amour et la pureté d’Alice!