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Et il se jeta sur la droite, marchant de ce pas à la fois rapide, hésitant et réfléchi de limier qui chasse…

– Nous allons essayer de sortir de Paris, dit le vieux Pardaillan lorsqu’ils se trouvèrent dans la rue.

– Nous allons essayer de gagner l’hôtel Montmorency, répondit le chevalier.

– Tu l’as dit toi-même: en sa qualité de catholique, il ne court aucun danger…

– Est-ce qu’on sait? Allons toujours.

– Dis donc la vérité! fit le vieux routier avec humeur. Il te tarde de revoir la petite Loïson…

Le chevalier pâlit. Jamais il ne prononçait le nom de Loïse: il y pensait trop pour en parler. Il se contenta de répéter:

– Allons toujours, monsieur. Si le maréchal de Montmorency est attaqué, je crois que nous ne lui serons pas inutiles…

Et à la pensée que des bandes de forcenés entouraient peut-être Loïse, il frémit et hâta le pas.

– Mais enfin! s’écria le vieux routier, s’il est avec les massacreurs!… Dame… n’est-il pas bon catholique?

Le chevalier s’arrêta, livide.

– Oh! murmura-t-il, ce serait horrible… Je veux m’en assurer, mon père! Je veux voir si Loïse est la fille d’un de ceux qui tuent au nom de Dieu… Allons, monsieur, à l’hôtel Montmorency!…

– Hum! ce sera difficile.

XL LE DIMANCHE 24 AOÛT 1572, FÊTE DE LA SAINT-BARTHÉLEMY

Oui, c’était difficile! Dès qu’ils furent sortis de la rue de Béthisy, ils purent se rendre compte que chacun de leurs pas les jetterait dans un nouveau péril. Paris était comme un vaste champ de bataille qu’il était impossible de traverser sans se heurter à des ennemis furieux, sans risquer la mort à chaque seconde. Pourtant, il n’y avait pas bataille: il y avait tuerie, carnage. Tous ceux des huguenots qui eussent pu organiser un semblant de défense, avaient été tués dès la première minute. Maintenant, on tuait des bourgeois, des gens du peuple, des femmes, des vieillards, des enfants, des êtres sans défense.

Dans chaque quartier, dans chaque rue, toute personne qui était suspecte aux yeux du voisinage, qui avait témoigné quelque sympathie à la Réforme, ceux-là, protestants ou non, étaient traqués; la même hideuse scène se reproduisit sur tous les points de Paris. L’infortuné – homme ou femme – voyait subitement entrer chez lui une bande de vingt à trente forcenés. On lui courait sus. Le pauvre diable se sauvait sautant quelquefois par la fenêtre. Alors, la chasse infernale commençait jusqu’à ce que le suspect tombât ou se trouvât acculé; les coups de poignard le labouraient, on traînait son corps jusqu’au feu le plus voisin, ou jusqu’à la Seine, et tout était dit!…

Au jour venu, le massacre avait pris des proportions fantastiques. Cela devait durer ainsi pendant six jours! En province, dans les grandes villes, les mêmes scènes d’horreur se reproduisaient… près d’un mois plus tard, on tuait encore dans certaines localités éloignées!…

À Paris, dans cette matinée d’août, si belle et si radieuse, sous le regard du grand soleil qui poursuivait paisiblement sa course, l’humanité se transforma. Les hommes devinrent des carnassiers. On vit des femmes boire du sang des victimes. Et toujours ce cri sinistre de «Vive Jésus! Mort aux parpaillots!» Ce cri vous entrait dans la tête, affolant, grinçant, comme une vrille. La rumeur était indescriptible. Toutes les cloches mugissaient à la fois, sans arrêt, sans répit. Cela formait au-dessus de Paris comme un ouragan de bronze. Seul, le gros bourdon de Saint-Germain-l’Auxerrois s’était tu après avoir donné le signal. Mais on n’avait plus besoin de lui.

L’énorme clameur des cloches, avec les hurlements des carnassiers, avec les plaintes déchirantes des victimes, les pétarades des pistolets, les sourdes détonations des arquebuses, tout cela ne formait qu’une seule voix où il y avait du grondement de tonnerre, du mugissement d’océan, du crépitement de pluie enflammée, du sifflement de rafales, comme si les éléments fussent devenus insensés! On respirait une odeur âcre et fade, on respirait des chairs grillées, du sang, on ne voyait que du feu, de la fumée, et dans ces tourbillons de fumée, des visages hideux, des rires féroces, des yeux terribles, des ombres qui couraient, l’éclair rouge d’un poignard au poing.

Du sang! du sang! Il y en avait partout, le long des murs, en larges éclaboussures, sur les chaussées en flaques gluantes, dans les ruisseaux épaissis qui roulaient lourdement… Et, par un singulier phénomène il y avait des quartiers qui demeuraient paisibles, des rues où, pendant plusieurs heures, on ne se douta pas que Paris était à feu et à sang.

Dans un petit marché en plein air qui se tenait derrière Saint-Merry, dans une cour, marchandes et ménagères causaient gaiement, étonnées seulement de ces bruits de cloches qu’elles ne comprenaient pas…

À cent pas de la Seine, non loin de la Bastille, des vieillards jouaient aux boules, ou se chauffaient au soleil… Il y avait ainsi des coins tranquilles autour desquels tourbillonnait le grand carnage, comme au milieu du tourbillon de l’Océan en furie. Il y a par places des coins de mer qui semblent tout étonnés de leur tranquillité… Près de la porte Bussy qui ouvrait sur le faubourg Saint-Germain, toute une bande d’enfants jouait à saute-mouton… deux huguenots poursuivis, firent irruption dans la bande et tombèrent frappés de coups de couteaux… l’un des enfants mourut sur-le-champ de saisissement et de frayeur…

En dehors de ces rares endroits qui, par un prodige habituel à tous les cyclones, échappaient à l’horreur, tout, dans Paris, offrait l’image d’une ville dévastée par quelque grand cataclysme; des centaines de maisons flambaient; des milliers de cadavres jonchaient les rues; dans les carrefours, s’élevaient des bûchers où brûlaient des corps d’hérétiques; des processions de prêtres chantant le Te Deum traversaient par moments, l’épouvantable champ de carnage, aux cris de: «Vive la messe! Mort aux parpaillots!…»

Voilà ce que les Pardaillan virent en cette matinée de dimanche, fête de Saint-Barthélemy…

Parfois, sur les grèves que la tempête balaie de ses souffles titanesques, se présente un passionnant spectacle. Les loques fuligineuses des nuées fuient éperdument sur la face livide du ciel; dans le tragique crépuscule qui s’abat sur la terre, les arbres de la côte se courbent et gémissent parmi de grands craquements; les flots reculent des masses pesantes, échevelées; les vagues se heurtent, et de ces chocs sortent des roulements de tonnerre; les chevelures d’algues, sur la tête des rochers, se hérissent; de vastes écumes mugissantes pâlissent l’Océan qui tourbillonne, gronde, râle, se roule et hurle; l’homme assiste avec une secrète horreur à ces déchaînements, et alors son cœur se serre…

Tout à coup, dans l’espace, apparaît un couple hardi d’oiseaux de mer: dès lors, tout l’intérêt du prodigieux décor se concentre sur ces deux êtres et l’homme les suit des yeux. Les deux audacieux voyageurs aériens piquent droit dans la tempête. La tempête, d’un large coup d’aile, les repousse aux confins de l’horizon; où sont-ils? Disparus? Les voilà! Bec ouvert, plumes hérissées, ils s’élancent. La tempête les reprend, les jette à l’orient, à l’occident; ils reculent, ils reviennent; elle les repousse: obstinés, dédaigneux, ils piquent et repiquent droit dans le vent furieux…