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– Merci, mon bon ami…

– Ah çà! s’écria le vieux, mais nous sommes dans une souricière… pas d’issue! Mais du diable si je ne connais pas ce boyau… il me semble que j’ai dû passer par là…

Une porte, au fond de l’allée, s’ouvrit soudain, et une femme parut…

– Huguette!

Ce cri échappa aux deux hommes.

C’était Huguette, en effet: ils se trouvaient dans l’allée de l’auberge de la Devinière. Comment ne l’avaient-ils pas reconnue? Mais qu’eussent-ils pu reconnaître dans cette course insensée où, pris par les larges tourbillons du cyclone dévastateur, ils allaient, poussés en avant, ramenés en arrière, ballottés comme des épaves!…

Le hasard les avait poussés dans la rue Saint-Denis au moment où ils essayaient de se diriger sur la Seine.

Le hasard les avait arrêtés devant cette allée qui leur offrait un refuge au moment où la rue avait été envahie par la bande hurlante des loups de Kervier…

Ils entrèrent dans le cabaret noir, puis dans cette pièce où le chevalier avait assisté à la réunion des conjurés guisards et au sacrifice d’un bouc par les poètes de la Pléiade.

Huguette, toute tremblante, les conduisit alors dans la salle voisine; trois hommes s’y trouvaient: Landry Grégoire, pâle comme un mort, et, chose étrange en pareil moment, deux poètes qui buvaient et écrivaient: c’étaient Dorat et Pontus de Thyard.

– Par là, dit Huguette aux deux Pardaillan, en leur montrant un escalier. En haut, vous pourrez communiquer avec la maison voisine, redescendre et sortir par derrière… fuyez, fuyez vite!…

– Par le ciel! disait Dorat, je veux écrire en l’honneur de la destruction des hérétiques une ode qui portera mon nom à la postérité! J’appellerai mon poème: Les Matines de Paris!

– Trempe ta plume dans le sang, en ce cas, dit Pontus.

– Malheur! malheur! gémit Landry Grégoire en faisant le geste de s’arracher les cheveux, opération impossible puisqu’il était entièrement chauve. Malheur! mon auberge va être saccagée, si on sait qu’ils ont fui par là!

– On le saura sûrement, dit Huguette avec fermeté. Maître Landry, courez chercher ce que nous avons de plus précieux et fuyons, nous aussi!…

L’aubergiste s’élança en poussant de terribles gémissements.

– Maître Landry, lui cria le vieux Pardaillan, vous mettrez l’auberge, la casse et l’incendie sur ma note!…

– Je jure que tout sera payé, ajouta le chevalier.

– Fuyez! fuyez!… répéta Huguette.

Le vieux Pardaillan l’embrassa sur les deux joues.

Le chevalier la prit dans ses bras, toute pâlissante, la baisa doucement sur les yeux, et murmura:

– Huguette, jamais je ne t’oublierai…

Pour la première fois, il tutoyait Huguette, et le cœur de celle-ci en fut bouleversé…

Ils s’élancèrent et disparurent dans l’escalier.

Au même instant reparut l’aubergiste, portant sur le bras un sac où il avait entassé son or et les bijoux de sa femme.

– Fuyons! dit Huguette. Les forcenés ont envahi l’allée… ils défoncent la porte…

– Fuyons! répéta Landry qui flageolait sur ses jambes.

– Madame Landry! tonna le poète Dorat, vous êtes une mauvaise catholique et je vais vous dénoncer! Pas un pas, s’il vous plaît!

Pontus de Thyard dégaina sa rapière et dit tranquillement:

– Partez, Huguette, partez, maître Landry!… Et si cette vipère s’avise de siffler, je la pourfends sur l’heure!…

Dorat s’effondra [27].

Quelques instants plus tard, la horde des loups pénétrait par la porte de l’allée défoncée, et ne trouvant plus personne, mettait l’auberge à sac et à feu…

XLII VISIONS TRAGIQUES

Les Pardaillan ayant suivi le chemin que leur avait indiqué Huguette, se retrouvèrent dans une ruelle déserte, et, s’élançant au pas de course, atteignirent la rue Montmartre par la ruelle Saint-Sauveur. Mais c’est en vain qu’ils eussent essayé de prendre pied dans cette rue. Il y avait là un prodigieux encombrement de peuple qui roulait vers la Seine ses flots vertigineux, parmi les lourdes volutes de fumée, parmi les hurlements de mort, dans le tumulte inlassable des cloches et des arquebusades…

Une fois de plus, l’horreur s’empara des deux hommes. Au moment où, haletants, ils s’arrêtaient au coin de la rue Montmartre, passait une sorte de procession féminine, entourée de furieux aux visages convulsés. Ces femmes avaient la croix blanche cousue sur leurs poitrines. Or, spectacle étrange, vision de cauchemar, incroyable et hideusement vraie, ces femmes portaient sur leur dos une hotte, – une hotte de chiffonnier. Et dans chacune de ces hottes, il y avait un ou deux petits enfants égorgés!… C’étaient les petits des huguenots que ces femmes portaient à la Seine!… C’était à pleurer de rage d’appartenir à la même race animale que ces êtres. C’est à défaillir d’horreur et de compassion, mais autour des mégères ricanantes, loups-cerviers, chacals, tigres, hurlaient de joie!

Les cheveux hérissés, les yeux exorbités, les Pardaillan virent passer ce rêve infernal!… Tout à coup, comme dans les cauchemars de l’agonie, une autre vision apparut… une cavalcade roulante et pesante, trois cents cavaliers, de leur trot dur et lourd, tout bardés de fer, tout rouges de sang, passèrent comme un tonnerre, écartant le peuple à droite et à gauche, parmi des acclamations qui couvraient l’énorme voix des cloches… c’était Guise qui revenait de Montfaucon! Derrière les cavaliers de Guise, le maréchal de Tavannes avec trois cents autres centaures farouches, terribles, avec des faces monstrueuses! Derrière le maréchal de Tavannes, un coche! Un coche, voiture d’invention récente. Et dans ce coche, toute une bande joyeuse, gesticulante! Et c’était, dans ce coche, c’était le duc d’Anjou, c’étaient ses mignons fardés, peignés, musqués, Maugiron, Quélus, Saint-Mégrin, d’autres, criant bravo à chaque coup d’arquebuse qui abattait un homme, à chaque torche qui mettait le feu à une maison!… Guise, Tavannes, Anjou passèrent parmi des vivats furieux, en jetant à droite et à gauche un hurlement rauque, toujours le même.

– Soûlez-vous du sang de la bête! hurlait Guise.

– Saignez! saignez! hurlait Anjou.

– La saignée est bonne en août comme en mai! hurlait Tavannes.

– Tuez! Tuez! Tuez! hurlaient les cloches.

Alors, derrière l’infernale cavalcade, apparurent douze ou quinze tombereaux traînés par de forts chevaux. Et chacun de ces tombereaux était rempli de cadavres sanglants! Le sang coulait à travers les planches, le long des roues, et cela faisait derrière ces masses cahotantes un long sillage rouge… Les tombereaux disparurent dans la direction de la Seine, dans un grand remous du peuple en délire, scène épouvantable de l’épouvantable tragédie inscrite dans les siècles des siècles au grand livre des hontes de l’humanité!…

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[27] Dorat, Jodelle, Baïf, la plupart des poètes de la Pléiade, se sont déshonorés en écrivant d’ignobles panégyriques du carnage. N’est-ce pas un fait curieux que toujours les massacreurs trouvent des poètes qui les encensent? ou tout au moins des gens qui écrivent en vers… Ronsard et Pontus, par leur silence dédaigneux, protestèrent contre la lâcheté de leurs confrères. (Note de M. Zévaco)