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Dans ce remous, les Pardaillan furent saisis, entraînés… où?… Ils ne savaient pas! Ils avaient la tête perdue d’angoisse. Des nausées violentes soulevaient leurs cœurs…

Et comme ils s’étonnaient vaguement que les carnassiers d’alentour ne se jetassent pas sur eux, soudain, ils virent que chacun d’eux avait un brassard blanc au bras droit…

C’était Huguette qui, d’une main rapide et légère, sans qu’ils s’en aperçussent, les avait, là-bas, dans la courte scène de l’auberge, marqués du talisman de protection!…

Le chevalier dégrafa le brassard, d’un geste de colère, il n’était pas huguenot. Était-il catholique? En réalité, il ignorait l’une et l’autre religion. Il voulut jeter le brassard: le vieux Pardaillan le saisit au vol, et le mit dans sa poche en disant:

– Par Pilate, conserve-le au moins comme un souvenir de la bonne Huguette!

Au fond, il comptait bien décider son fils à remettre le brassard – précieuse sauvegarde – et quant à lui, peu enclin à ces étranges fiertés qu’il trouvait intempestives, il garda le sien sans façon.

Le chevalier haussa les épaules.

En enfouissant l’étoffe blanche au fond de sa poche, le vieux routier sentit un papier qu’il froissait.

– Qu’est cela? dit-il.

– Quoi?

– Rien… je me rappelle… marchons.

Ce n’était rien, en effet, ou pas grand-chose, pensait le routier; au moment où ils avaient quitté la cour de l’hôtel Coligny, Pardaillan père avait aperçu ce papier tombé aux pieds de Berne cloué à la porte, l’épieu en travers de la poitrine. Machinalement, il avait ramassé le papier et l’avait fourré dans sa poche: vieille habitude de routier habitué à tout voir d’un coup d’œil, à agir promptement et à ne rien laisser traîner…

Ils continuèrent donc à suivre le flot humain qui les portait vers la Seine qu’il leur fallait traverser pour marcher sur l’hôtel Montmorency. Mais à l’embouchure du pont, ils durent s’arrêter. Là, une foule de huit à dix mille forcenés assistait, avec de monstrueux éclats de rire, à un spectacle hideux: chacune des furies que nous avons signalées déchargeait dans la Seine sa hottée d’enfants! Quelle pouvait être l’âme de ces femmes! Quelles haines délirantes avait-on pu déchaîner dans ces esprits!… Puis ce fut le tour des tombereaux que l’on déchargea l’un après l’autre… les cadavres descendirent le fil de l’eau, en de macabres positions, les uns les pieds en l’air, d’autres sur le dos; d’autres dont la face surnageait semblaient regarder les bourreaux de leurs yeux blancs; ils se balançaient mollement, plongeaient, reparaissaient; la Seine charriait ces cadavres paisiblement, et dans le fleuve se formaient des rivières de sang, des lacs rouges, de grandes moires rosées… la foule applaudissait, vociférait, riait, et sa joie devenait de la folie lorsque parmi les cadavres, il se trouvait un blessé pas encore tout à fait mort qui demandait grâce en tâchant de regagner la berge: avec des perches, on les repoussait dans le courant, et tout était dit.

Les Pardaillan voulurent fuir cette épouvantable vision.

La tête en feu, le cœur défaillant de pitié, ils essayèrent de se porter en avant pour franchir le pont.

Mais dans un de ces coups de folie qui la font tourbillonner soudain, la foule reflua, des bandes se formèrent – sans doute pour marcher sur quelque point où l’on signalait des huguenots. Les Pardaillan furent de nouveau saisis dans les irrésistibles remous et entraînés à l’aventure, sans savoir où ils allaient, sans se le demander; pendant près d’une heure, ils allèrent, revinrent, passèrent par des rues, feuilles voltigeant au souffle de l’ouragan, les yeux remplis d’horreur, la tête endolorie par les hurlements, les cris de mort, les détonations, les mugissements des cloches…

Tout à coup, ils purent se jeter dans une ruelle et fuir l’effroyable tumulte… ils coururent, haletants, hagards, et brusquement se trouvèrent près d’un enclos entouré de murs assez bas; et ce coin de Paris leur apparut paisible, souriant, tranquille… c’était une de ces oasis autour desquelles les cyclones, en leurs courses capricieuses, tournent et retournent sans y toucher…

XLIII L’OASIS

Où étaient-ils?… Ils ne savaient pas. Quelle heure était-il?… Ils ne savaient pas. Ils respirèrent, essuyèrent la sueur qui inondait leurs visages livides et, pendant quelques secondes, ce leur fut une inexprimable sensation de bien-être, de ne plus voir rouge autour d’eux. Là, il n’y avait pas de sang, pas de cadavres jonchant les chaussées, pas de démons rués dans la fumée, une torche ou un poignard au poing. Là c’était le repos, le calme, malgré le tumulte des vociférations lointaines qui leur parvenaient comme un bruit d’océan, assourdi par l’éloignement. Au-dessus du mur, pendaient les branches d’arbres d’un beau vert. Avec ravissement, ils écoutèrent le cri-cri des sauterelles et des grillons qui, dans l’enclos, couraient parmi les herbes et chantaient au soleil…

À dix pas sur la gauche, il y avait une porte spacieuse. Près de la porte s’élevait une construction basse, une sorte de cabane.

L’esprit reposé et rafraîchi, ils regardèrent autour d’eux et virent alors qu’il y avait une croix au-dessus de la porte. Ayant regardé par-dessus le mur, ils virent l’enclos plein de croix. Et ils comprirent.

L’enclos était un cimetière. La cabane, c’était le logis du fossoyeur.

Les Pardaillan avaient abouti au cimetière des Innocents.

Il pouvait être un peu plus de midi.

Fut-ce une illusion?… Il leur sembla que le tumulte s’apaisait quelque peu, que quelques cloches se taisaient.

Peut-être y avait-il une lassitude dans le carnage…

Alors ils tinrent conseil pour savoir par quel chemin ils traverseraient la Seine pour gagner l’hôtel Montmorency.

Finalement, le chevalier trouva un plan qui consistait à gagner le port aux plâtres, qu’on appelait aussi Port des Barrés, et qui se trouvait derrière Saint-Paul. Là, ils sauteraient dans une barque et descendraient le cours du fleuve jusqu’au bac, où ils aborderaient non loin de l’hôtel du maréchal.

Ce plan reçut l’approbation du vieux Pardaillan.

Comme ils allaient se mettre en route, ils virent venir à eux un petit enfant.

L’enfant marchait lentement, courbé sous un volumineux paquet enveloppé d’une serge – courbé d’ailleurs plutôt par une habituelle attitude que par le poids du paquet, qui semblait léger malgré son volume.

– Où ai-je vu cet enfant-là? murmura le chevalier.

Et comme le porteur arrivait près deux:

– Où vas-tu, petit?…

L’enfant déposa son paquet avec précaution, désigna le cimetière, et dit:

– Je vais là… Ah! je vous reconnais bien… c’est vous qui m’avez parlé un jour, comme je travaillais près du couvent… et vous m’avez dit que mes aubépines étaient magnifiques; vous avez dit ainsi, je ne l’ai pas oublié… voulez-vous les voir? Elles sont finies…