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Et pourtant, si mon pressentiment me trompait, si Théodore était réellement un homme, ainsi que tout le monde le croit! On a vu quelquefois de ces merveilleuses beautés; – la grande jeunesse prête à cette illusion. – C’est une chose à laquelle je ne veux pas penser et qui me rendrait fou; cette graine tombée d’hier dans le rocher stérile de mon cœur l’a déjà pénétré en tout sens de ses mille filaments; elle s’y est cramponnée robustement, et il serait impossible de l’arracher. C’est déjà un arbre qui fleurit et verdoie, et tord ses racines musculeuses. – Si je venais à savoir avec certitude que Théodore n’est pas une femme, hélas! je ne sais point si je ne l’aimerais pas encore.

Chapitre 10

Ma belle amie, tu avais bien raison de me détourner du projet que j’avais conçu de voir les hommes, – et de les étudier à fond, avant de donner mon cœur à aucun d’eux. – J’ai à tout jamais éteint en moi l’amour et jusqu’à la possibilité de l’amour.

Pauvres jeunes filles que nous sommes; élevées avec tant de soin, si virginalement entourées d’un triple mur de précautions et de réticences, – nous, à qui on ne laisse rien entendre, rien soupçonner, et dont la principale science est de ne rien savoir, dans quelles étranges erreurs nous vivons, et quelles perfides chimères nous bercent entre leurs bras!

Ah! Graciosa, trois fois maudite soit la minute où m’est venue l’idée de ce travestissement; que d’horreurs, que d’infamies et que de grossièretés dont j’ai été forcée d’être témoin ou auditeur! quel trésor de chaste et précieuse ignorance j’ai dissipé en peu de temps!

C’était par un beau clair de lune, t’en souviens-tu? nous nous promenions ensemble tout au fond du jardin, dans cette allée triste et peu fréquentée, terminée, d’un côté par une statue de Faune jouant de la flûte, qui n’a plus de nez et dont tout le corps est couvert d’une lèpre épaisse de mousse noirâtre, et de l’autre côté par une perspective feinte, dessinée sur le mur et à moitié effacée par la pluie. – À travers le feuillage encore rare de la charmille, on voyait par places les étoiles étinceler et s’arrondir la serpe d’argent. Une odeur de jeunes pousses et de plantes nouvelles nous arrivait du parterre avec les souffles languissants d’une petite brise; un oiseau caché sifflait un air langoureux et bizarre; nous, comme de vraies jeunes filles, nous causions d’amour, de galants, de mariage, du beau cavalier que nous avions vu à la messe; nous mettions en commun le peu de notions du monde et des choses que nous pouvions avoir; nous retournions de cent manières une phrase que nous avions entendue par hasard et dont la signification nous semblait obscure et singulière; nous nous faisions mille de ces questions saugrenues que la plus parfaite innocence peut seule imaginer. – Que de poésie primitive, que d’adorables sottises dans ces furtifs entretiens de deux petites niaises sorties la veille de pension!

Toi, tu voulais pour amant un jeune homme hardi et fier, avec des moustaches et des cheveux noirs, de grands éperons, de grandes plumes, une grande épée, une espèce de matamore amoureux, et tu donnais en plein dans l’héroïque et le triomphant: tu ne rêvais que duels et escalades, dévouement miraculeux, et tu aurais volontiers jeté ton gant dans la fosse aux lions pour que ton Esplandian l’y allât chercher: cela était fort comique de voir une petite fille comme tu l’étais alors, toute blonde, toute rougissante, ployant au moindre souffle, vous débiter ces généreuses tirades d’une seule haleine et de l’air le plus martial du monde.

Moi quoique je n’eusse que six mois de plus que toi, j’étais de six ans moins romanesque: une chose m’inquiétait principalement, c’était de savoir ce que les hommes se disaient entre eux et ce qu’ils faisaient lorsqu’ils étaient sortis des salons et des théâtres: je pressentais dans leur vie beaucoup de côtés défectueux et obscurs, soigneusement voilés à nos regards, et qu’il nous importait beaucoup de connaître; quelquefois, cachée derrière un rideau, j’épiais de loin les cavaliers qui venaient à la maison, et il me semblait alors démêler dans leur allure quelque chose d’ignoble et de cynique, une insouciance grossière ou une préoccupation farouche que je ne leur retrouvais plus dès qu’ils étaient entrés, et qu’ils semblaient dépouiller comme par enchantement sur le seuil de la chambre. Tous, les jeunes comme les vieux, me paraissaient avoir adopté uniformément un masque de convention, des sentiments de convention et un parler de convention lorsqu’ils étaient devant les femmes. – De l’angle du salon où je me tenais droite comme une poupée et sans appuyer le dos a mon fauteuil, tout en roulant mon bouquet entre mes doigts, j’écoutais, je regardais; mes yeux étaient baissés cependant, et je voyais tout à droite, à gauche, devant et derrière moi: – comme les yeux fabuleux du lynx, mes yeux perçaient les murailles, et j’aurais dit ce qui se passait dans la pièce à côté.

Je m’étais aussi aperçue d’une notable différence dans la manière dont on parlait aux femmes mariées; ce n’étaient plus les phrases discrètes et polies, enjolivées puérilement comme on en adressait à moi ou à mes compagnes, c’était un enjouement plus libre, des façons moins sobres et plus dégagées, les claires réticences et les détours aboutissant vite d’une corruption qui sait qu’elle a devant elle une corruption semblable: je sentais bien qu’il y avait entre eux un élément commun qui n’existait pas entre nous, et j’aurais tout donné pour savoir quel était cet élément.

Avec quelle anxiété et quelle furie curieuse je suivais de l’œil et de l’oreille les groupes bourdonnants et rieurs de jeunes gens qui, après s’être abattus sur quelques points du cercle, reprenaient leur promenade tout en causant et en jetant au passage des œillades ambiguës. Sur leurs bouches dédaigneusement bouffies voltigeaient des ricanements incrédules; ils avaient l’air de se moquer de ce qu’ils venaient de dire, et de rétracter les compliments et les adorations dont ils nous avaient comblées. Je n’entendais pas leurs paroles; mais je comprenais, au mouvement de leurs lèvres, qu’ils prononçaient des mots d’une langue qui m’était inconnue et dont personne ne s’était servi devant moi. Ceux mêmes qui avaient l’air le plus humble et le plus soumis redressaient la tête avec une nuance très sensible de révolte et d’ennui; – un soupir d’essoufflement, pareil au soupir d’un acteur qui est arrivé au bout d’un long couplet, s’échappait malgré eux de leur poitrine, et ils faisaient en nous quittant un demi-tour sur les talons d’une manière vive et pressée qui dénonçait une espèce de satisfaction intérieure d’être délivrés de la rude corvée d’être honnêtes et galants.

J’aurais donné un an de ma vie pour entendre, sans être vue, une heure de leur conversation. Souvent je comprenais, à de certaines attitudes, à quelques gestes détournés, à des coups d’œil lancés obliquement, qu’il était question de moi et que l’on parlait ou de mon âge ou de ma figure. Alors j’étais sur des charbons ardents; les quelques mots étouffés, les demi-lambeaux de phrase qui m’arrivaient par intervalles irritaient au plus haut point ma curiosité sans pouvoir la satisfaire, et j’entrais dans des doutes et des perplexités étranges.

Le plus souvent ce qu’on disait avait une apparence favorable, et ce n’était pas ce qui m’inquiétait: je me souciais assez peu que l’on me trouvât belle; mais les menues observations coulées dans le tuyau de l’oreille et presque toujours suivies de longs ricanements et de singuliers clignements d’yeux, – voilà ce que j’aurais voulu savoir; et, pour une de ces phrases dites tout bas derrière un rideau ou dans l’encoignure d’une porte, j’aurais quitté sans regret l’entretien le plus fleuri et le plus parfumé du monde.